Tsiganes et Voyageurs : identité, rapport au voyage, économie, éducation et rapport à l’école dans le contexte de la société contemporaine

par Alain Reyniers


Alain Reyniers est anthropoloque à l'université de Louvain-La-Neuve (Belgique)
et directeur de la revue Etudes Tsiganes

Sommaire


 


 

   C’est une tâche ardue que de vous présenter en une heure, une heure et demie, cet univers qualifié comme univers des gens du voyage, univers gitan ou univers tsigane. On évoque souvent cet univers à partir de stéréotypes : les Tsiganes sont des gens qui ne font pas grand chose, qui voyagent, qui vivent libres comme le vent, qui ont parfois la main leste, qui visitent les poulaillers, … Dans le temps, on disait aussi d’eux non seulement qu’ils volaient dans les maisons mais qu’ils volaient les enfants. Maintenant, on dit d’eux qu’ils volent toujours autant dans les maisons et qu’ils volent les voitures ; on va même jusqu’à prétendre qu’ils ont des façons très particulières de se singulariser dans ce genre d’activité.

   Tout à fait franchement, les stéréotypes reposent parfois sur des réalités, mais les stéréotypes sont avant tout des stéréotypes. Ils alimentent peut-être des façons de penser qui nous aident effectivement à nous situer par rapport aux gens, par rapport aux autres, par rapport à tout ce qui est différent, qui nous aident à nous identifier nous-mêmes comme étant forcément distincts de tous ceux qui répondent à ces stéréotypes. Mais cela ne nous permet pas, finalement, de circonscrire cet univers tsigane – aucun univers stéréotypé d’ailleurs – on ne peut que l’effleurer. S’ouvrir davantage à cet univers demande forcément un effort particulier, un effort au niveau du regard, un effort au niveau de l’attention. Cela demande de reconnaître que ces gens ne sont pas toujours si différents de nous, d’autant plus qu’en l’occurrence, ce sont des gens qui nous côtoient depuis plus de 600 ans parfois. C’est de cet univers si proche de nous finalement, dont je vais vous parler.

   Mais alors, nous voilà confrontés à une première difficulté : c’est de faire sauter les stéréotypes existants. Et puis surgit une autre difficulté, celle d’ajouter d’autres stéréotypes  : car les Tsiganes ou gens du voyage ne composent absolument pas une population homogène ; je ne peux donc pas en parler de façon trop générale. Mais présenter une population qui est hétérogène nous oblige à être long, à être méticuleux, à être précis. Cette exigence contribue sans doute à faire perdre le fil des idées. Donc, nous allons essayer de jongler avec toutes ces exigences.

   Je voudrais vous parler d’abord de cette population en évoquant les noms qu’on lui attribue. C’est quand même toujours utile, surtout si vous n’avez qu’une vague connaissance élémentaire des gens du voyage. Ensuite, nous poursuivrons une deuxième approche qui concernera le rapport entre le nomadisme et la sédentarisation. Très souvent, c’est un problème qui préoccupe toute personne un tant soit peu inquiète des Tsiganes. La plupart du temps, on ne voit les “ vrais ” Tsiganes, les “ vrais ” gens du voyage que sous l’angle du nomadisme alors que la majorité, voire parfois l’écrasante majorité de cette population à l’échelle européenne, est strictement sédentarisée – pas nécessairement dans les meilleures conditions – mais elle est strictement sédentarisée. Alors est-ce que ce sont encore des gens du voyage ou des Tsiganes ? Que dire de tout ça ? Sous la distinction nomadisme/sédentarisation, il y a quand même autre chose qui pointe et qui renvoie aussi à une question lancinante : que font-ils ? J’évoquerai donc l’économie, et vous comprendrez qu’il y a un rapport entre le nomadisme, la sédentarisation et l’économie chez les Tsiganes. Enfin, nous plongerons dans leurs structures sociales et, le cas échéant, dans leurs façons de se situer notamment par rapport au savoir. Donc vous voyez, même si c’est l’IUFM qui vous accueille, je ne vous parlerai pas frontalement de scolarisation. Je vous présenterai plutôt le contexte de la scolarisation, qui est en fait le cœur du problème dans bien des domaines.

L’identité des Tsiganes

La population tsigane

   
C’est une population qui est fort nombreuse à l’échelle de l’Europe : entre 8 et 10 millions d’habitants. Certains chiffres vont même jusqu’à oser 12 millions. Cette population est très inégalement répartie puisque au niveau de l’Union européenne actuelle, c’est-à-dire dans les 15 pays de l’Union européenne, cette population représente environ 1 million et demi d’habitants. Sur ce million et demi d’habitants, il y en a environ 600 000 qui vivent en Espagne et 350 000 à 500 000 qui vivent en France. Ce sont donc les deux grands pays qui en Europe occidentale détiennent la majorité des Tsiganes implantés au sein de l’Union Européenne. Dans tous les autres pays, l’ordre de grandeur se situe plutôt entre 100, 150 000 personnes, voire nettement moins, comme par exemple au Danemark (3 à 4000). En Belgique, on a longtemps pensé qu’ils étaient 15 000. Aujourd’hui, en tenant compte de l’arrivée des Tsiganes de l’Est, ils sont à peu près 40 000. En Hollande, ils sont environ 30 000.

   Donc en France, entre 350 000 et 500 000. Pourquoi cet écart ? Eh bien, cet écart est lié à plusieurs raisons :

   Par ailleurs – j’en parle maintenant, parce que je centrerai plutôt la suite de mon intervention sur la France – c’est dans les pays d’Europe centrale et orientale que les Tsiganes sont les plus nombreux. 500 000 environ en Roumanie, dit-on. En fait, les statistiques les plus pertinentes qui concernent ce pays tournent plutôt autour de 2 millions de Tsiganes, voire 2 millions et demi. Soit, à peu près le dixième de la population de l’État roumain. Ils sont environ 800 000 en Hongrie, 1 million en Bulgarie, 1 million dans l’espace de l’ex-Yougoslavie, 500 000 en Russie, 500 000 en Turquie. En Slovaquie, 500 000, en Tchéquie, 500 000 également. Vous voyez, nous sommes face à une réalité bien différente de ce que nous connaissons ici. Bien entendu, il s’agit là aussi d’un ordre de grandeur, pas de recensements très stricts. Mais là, cela se traduit par une présence massive, parfois des villages entiers, des quartiers de ville gigantesques. Par exemple, la banlieue de Skopje, la capitale de la Macédoine, connaît un quartier tout à fait célèbre pour les Tsiganes des Balkans et les chercheurs qui s’en préoccupent, le quartier de Shuto Orisari, peuplé de plus de 30 000 Tsiganes parmi lesquels vous avez des policiers tsiganes, des commercants tsiganes, des employés tsiganes. Tout cela vous donne à la fois une échelle dans les représentations qui est très différente de ce que l’on peut ressentir ici, à l’échelle de nos stéréotypes et en même temps, vous voilà introduit de plain-pied dans la complexité de cet univers tsigane hétérogène. 

L’implantation des Tsiganes en France 

   Pour la France, 350 000 à 500 000 personnes. Où se trouvent-ils ? Forcément un peu partout sur tout le territoire français puisqu’il y en a beaucoup qui voyagent. Mais au-delà de cette constatation rapide, on peut remarquer qu’ils sont surtout installés en ville ou aux abords des villes, c’est un point important. Dans chaque grosse ville française et autour de chaque grosse ville française, vous aurez beaucoup de Tsiganes.  
   Vous aurez encore un autre type de concentration, aux frontières. Dans la région du Nord-Pas-de-Calais, en Alsace, en Savoie et Haute-Savoie, dans les Pyrénées, aux abords de la Méditerranée, vous rencontrerez une plus forte concentration de Tsiganes. Cette concentration-là est liée à des considérations historiques. Il se fait que les Tsiganes, pendant des siècles, ont été chassés dans nos régions. Dans d’autres régions d’Europe, ils ont été intégrés ou assimilés tant que faire se peut. Ici, ils ont été chassés. Comme ils étaient chassés en France, chassés dans les Pays-Bas, chassés en Allemagne, forcément, ils finissaient par se retrouver aux frontières de tous ces États. Comme ces dernières découlaient d’intention stratégiques, elles étaient le plus souvent accidentées (forêts épaisses, montagnes, etc), ceux qui s’y réfugiaient y trouvaient évidemment une certaine protection.
   Ici, en Lorraine, et chez vos voisins alsaciens, vous êtes au cœur d’une de ces régions Car, lesTsiganes qui vivent en France aujourd’hui viennent en très grosse partie de familles qui se sont cachées pendant des décennies dans les Vosges du Nord, notamment, dans toute la région de Bitche et de Baerenthal, ainsi que dans la région de Forbach. La Lorraine reste un endroit où la présence tsigane est importante.
   Par ailleurs, d’autres Tsiganes se sont cachés dans les Pyrénées, dans les Alpes, de part et d’autre des Alpes, du côté piémontais et du côté savoyard. Prenons la Savoie. Il faut le rappeler, cette région n’est devenue française qu’à la fin du XIXe siècle ; son relief en faisait un endroit où nombre de gens inquiétés dans les pays voisins pouvaient effectivement s’installer en toute quiétude. L’analyse des registres d’état civil nous permet de remarquer que certains Tsiganes voyageaient d’un point frontalier à l’autre. Des familles de Lemberg (non loin de Bitche), que l’on retrouve un peu partout en France aujourd’hui, égrainaient leurs parents et autant de points d’attache, de l’Alsace à la Sardaigne (qui fut longtemps liée au Duché de Savoie. En évoquant cela, nous remarquons que l’univers tsigane est aussi un monde des frontières, et cela pour des raisons historiques.
   Mais, aujourd’hui, c’est aussi un monde des villes, fondamentalement en raison de motifs sociologiques et économiques. La richesse n’est plus produite massivement à la campagne mais plutôt dans les villes et aux abords des villes. Le Tsigane, qui n’est pas fondamentalement différent des autres membres de la société dans laquelle il vit sur le plan de la quête des richesses et de la consommation va forcément vers les lieux où il trouvera des possibilités de travail et un accès à la consommation. Sans compter que ces lieux offrent aussi des facilités administratives, des facilités sur le plan hospitalier, sur le plan de la scolarisation, etc.

Les groupes tsiganes en France

   
Après cette première vision de l’implantation, il faut d’emblée vous redire que les Tsiganes ne forment pas du tout un groupe homogène. Pensez tout simplement au fait que ceux qui se sont implantés dans les Pyrénées pendant une longue période ont plutôt rencontré là-bas des situations culturelles ou climatiques assez différentes de ce que pouvaient rencontrer leurs lointains cousins en Alsace ou en Lorraine. Forcément, ces rencontres dans la longue durée avec des populations différentes transforment inévitablement les gens et les singularisent les uns par rapport aux autres. En admettant qu’au départ les Tsiganes aient pu constituer un groupe homogène ou, à tout le moins, qu’ils aient pu provenir d’une même région - il y a des indices, on va y revenir - par la force des choses, les rapports avec les sociétés rencontrées, ils se distinguent peu à peu les uns des autres. En fait, plusieurs groupes sont aujourd’hui à prendre en considération. On parle de Manouches, de Gitans, de Roms, on parle également de Yénishes, on parle de Voyageurs, on évoque l’existence de Sinti ou Sinté, autant de termes qui trahissent en fait des origines et des parcours divers.


Origines et histoire des Tsiganes

Les origines 

  
Les Tsiganes proviennent pour l’essentiel du Nord-Ouest de l’Inde. C’est une région qu’ils ont quittée vers le Xe siècle de notre ère. On ne sait pas trop pour quels motifs, mais il y a de très fortes chances que cet abandon du Nord de l’Inde soit lié à des invasions musulmanes qui ont bouleversé dans la région tout le système aryen des castes. Les Tsiganes occupaient probablement une position hétéroclite dans ce système. Des recherches ont montré que certains d’entre eux pouvaient provenir de la caste des Rajput, la caste des aristocrates, celle qui fut forcément la plus malmenée par la lutte directe contre les envahisseurs. Néanmoins, il y a aussi des éléments qui rattachent les Tsiganes aux Intouchables (hors castes), aux populations dravidiennes, présentes en Inde avant même les Aryens. Quoi qu’il en soit, cette diversité sociale et ethnique originelle se serait fondue d’une certaine manière dans le cadre d’ une migration concomitante au désastre militaire face aux musulmans.

La migration du nord-ouest de l’Inde vers l’Empire byzantin

   Cette migration a poussé les Tsiganes du nord de l’Inde vers l’Empire byzantin (la Grèce, la Turquie actuelle et une partie des Balkans) où ils arrivent au Moyen Age. On les trouve à Constantinople en 1150. Ces gens se distinguent des autochtones de l’Empire byzantin d’abord par leur langue. Cette langue est directement liée au sanskrit. C’est une langue indo-européenne. C’est une langue parlée par des gens qui vivent dans une société de l’oralité. Ils n’arrivent pas dans le monde byzantin avec un système d’écriture. Ils ne viennent pas non plus là avec un livre en main, du type de la Bible par exemple. Ils ne cultivent apparemment pas de références explicites à l’Inde. Mais ils véhiculent, à travers leur langue notamment, un système de pensée qui est lié à l’Inde, un système qui repose amplement sur les notions de pureté et d’impureté.
   Qui dit société de l’oralité, dit société qui s’ouvre aussi très fort sur les sociétés rencontrées. Cette ouverture sur les sociétés rencontrées se répercute au niveau du langage. Les Tsiganes maintiennent un corpus linguistique proche du sanskrit mais, ils empruntent également des termes en Iran où ils passent, puis dans le Caucase, puis dans l’Empire byzantin. Dans l’univers byzantin, à l’époque, ce n’est pas le turc qui est utilisé mais le grec, et un tiers de la langue tsigane aujourd’hui est issu directement d’emprunts faits au grec. Ce qui, entre parenthèses, vous montre que ces gens, non seulement passent quelque part, mais s’y arrêtent suffisamment longtemps pour incorporer dans leur langue toute une série d’éléments. Alors effectivement, en Grèce, ils sont restés longtemps, notamment dans le Péloponnèse. Ils y ont vécu selon toute vraisemblance dans des régions plutôt riches. Forcément, car les Tsiganes ne recherchent pas le désert, ils cherchent le contact avec des populations qui produisent des biens et ils produisent eux-mêmes leur propre rapport économique à ces populations-là. On va y revenir tout à l’heure. Ils s’implantent notamment dans une région riche du Péloponnèse appelée à l’époque “ Petite Egypte ”. (ceci en référence à la Bible qui évoque le Nil ayant enrichi l’Egypte). Dans cette région, il y a une ville –aujourd’hui, c’est une petite ville forteresse – qui n’appartient pas à l’Empire Byzantin mais à la république de Venise. Elle constitue une étape clé pour les pèlerins qui se rendent en Terre Sainte par la mer. On a des gravures, remontant aux XIIIe-XIVe siècles, qui montrent la présence de quartiers tsiganes directement en périphérie de cette ville vénitienne. Les Tsiganes sont en contact avec cet univers des pèlerins tout comme avec les Grecs locaux.
   À partir du milieu du XIVe siècle, des Tsiganes partent de cette région, soit vers la Roumanie – où très vite le parcours s’arrête par la réduction de ces itinérants à l’état d’esclave (tout comme, d’ailleurs les populations tatares qui, elles aussi, viennent d’Asie) – soit vers la Croatie et la Serbie. Il y en a, malgré tout, qui parviennent à fuir la Roumanie et les conditions difficiles qu’ils y ont trouvées, pour se fondre peu à peu dans le Saint Empire romain germanique. Ils sillonnent les terres de Slovaquie et de Bohême. L’empereur Sigismond, empereur du Saint Empire, du Luxembourg et de la Bohême, va leur donner des lettres de protection. Ils vont arriver avec celles-ci jusqu’en Europe occidentale. C’est pour cette raison qu’on va les appeler  Bohémiens . “ Tsigane ” est un terme de la langue grecque, pas un terme propre à la langue tsigane. Il désigne une secte religieuse du Moyen Âge dont les membres estiment impur tout contact avec les non-croyants. Cette secte exprimait sa religion à travers des manifestations culturelles liées à la musique et à la danse. Ceux qui vont être appelés Tsiganes, sont des gens qui, à l’époque, ne sont pas nécessairement membres de cette secte. Mais, parce qu’ils sont eux-mêmes musiciens et danseurs professionnels, parce que eux-mêmes pratiquent des activités liées à la divination, et parce qu’ils sont “ étrangers ”, ils seront assimilés à ces derniers. Quoi qu’il en soit, il faut que vous sachiez que ces Tsiganes venus de l’Inde ne composent pas du tout une population marginale. Un historien byzantin en parle comme étant l’une des huit grandes populations de l’Empire byzantin.

L’arrivée en Europe occidentale

   Vers 1420, ce sont quatre ou cinq “ compagnies ” – comme on les appelle à l’époque – d’une centaine de personnes qui apparaissent en Occident. Ces quelques compagnies vont véritablement sillonner toute l’Europe occidentale en quelques années. Ils seront probablement rejoints ensuite par d’autres groupes tsiganes. Peu à peu, ces groupes se retrouvent partout en Europe, la Russie étant atteinte bien après la France, par des familles qui proviennent d’Allemagne et de Pologne. Ils apparaissent comme foncièrement nomades, mais ils ne l’ont probablement pas toujours été. Ainsi, dans le Péloponnèse, ce sont plutôt des populations temporairement sédentarisées aux abords des villes. Arrivées chez nous, elles sont plus mobiles. Mais cette mobilité va leur être rapidement reprochée. Aussi, les Tsiganes devront-ils rapidement tenir compte des décisions politiques qui seront prises à leur encontre. Le premier État qui prend parti contre les Tsiganes, c’est l’Espagne. En 1499, Isabelle la Catholique, reine d’Espagne, décide que ces nomades, qualifiés de  Bohémiens  ou d’ Égyptiens (cf. “ Petite Égypte ”) – Égyptiens en espagnol se disait  Ejiptanos , et va donner Gitanos en Espagne, Gitans en France, Gypsies en Angleterre – doivent être astreints à la sédentarisation ou quitter l’Espagne. Astreints à la sédentarisation, ils sont obligés d’abandonner toutes leurs coutumes, à commencer par leur langue, leurs vêtements, leur économie. C’est le nomadisme qui dérange l’Espagnol. Les Espagnols les qualifient alors de   Nouveaux Castillans  . On élimine toute singularité.
   À la même époque, en France, en Angleterre, dans les grands État voisins, on les laisse aller et venir. Néanmoins, des frictions apparaissent peu à peu dans les rapports entre ces populations itinérantes et les municipalités, les villages. Ces frictions sont dues notamment au fait que les Tsiganes se présentent comme pèlerins, ce qui oblige les communes à les accueillir. Le problème, c’est que, visiblement, ces gens ne trouvent guère le lieu de leur pèlerinage ! Et puis il y a des petits larcins, il ne faut pas négliger cet aspect des choses. C’est vrai que le rapport entre le nomadisme et la sédentarisation, partout dans le monde, est un rapport utile, nécessaire, mais qui s’accompagne toujours de petites frictions. Ce n’est que peu à peu que les rois de France (François Ier, Louis XIV, …) vont prendre des sanctions contre ces gens qui bougent et qui embêtent leurs congénères. Cela va se faire aussi bien en France qu’en Angleterre et dans les pays voisins. Ce qui va pousser les Tsiganes à devoir transformer un nomadisme fort lié à l’économie agraire en un nomadisme de fuite par rapport aux forces de l’ordre. Ils vont fuir en grand nombre vers les frontières, notamment vers les terres de l’actuelle Allemagne qui n’est pas encore constituée en État (il faudra attendre Napoléon puis Bismarck pour que cette unité de l’Allemagne se réalise). Auparavant, ce sont plus de 300 États qui développent tous une politique d’exclusion à l’égard des Tsiganes, mais qui n’ont pas les moyens d’appliquer les règles qu’ils prennent. Des Tsiganes vont donc voyager dans ces contrées pendant des siècles, en empruntant beaucoup de traits culturels aux autochtones. Ceci nous touche directement, notamment en Lorraine et en Alsace, car nombre de familles tsiganes proviennent d’Allemagne.

La sédentarisation en Europe centrale et orientale

   Entre temps, en Europe centrale, les Tsiganes vivent de leur économie itinérante et s’installent ici et là s’ils y trouvent des débouchés. Ainsi, par exemple, pratiquement tous les forgerons de la Tchéquie des XVIe-XVIIe siècles sont des Tsiganes. Ils s’installent dans les villages et n’en bougent plus parce qu’ils ont directement là des débouchés. Le seul mouvement qui s’opère, c’est un mouvement au fil des générations. Les fils, devenant forgerons comme leur père, aident leur père, mais les petits fils entrent en concurrence et sont donc obligés d’aller voir dans d’autres villages.
   Dans les Balkans, c’est un tout autre phénomène qui s’opère. L’Empire byzantin disparaît peu à peu au profit d’un nouvel empire, l’Empire ottoman, qui est musulman. Cet empire va étendre ses frontières en intégrant la Hongrie et en allant jusqu’à taquiner les portes de Vienne. Les Tsiganes qui vivent dans l’Empire ottoman vont être plutôt bien intégrés. Ils vont même recevoir des sultans de Constantinople des lettres de protection qui leur permettent notamment d’exercer leurs activités en Bosnie dans les mines de fer, non pas comme mineurs mais comme réparateurs de chariots, forgerons, etc. Dans d’autres endroits, comme par exemple Skopje, ils vont fournir l’armée ottomane en poudre à canon. Ils vont donc devenir des auxiliaires de l’armée ottomane. En Hongrie et à Istanbul, ils vont fournir la cavalerie ottomane en chevaux. Il y a donc une intégration très forte qui va se faire. Cette intégration va déboucher sur une sédentarisation qui n’est pas, là, le fait du prince comme elle l’est en Espagne. Le nomadisme en Europe centrale va néanmoins être contrecarré, à la veille de la Révolution française, par Marie-Thérèse d’Autriche qui décrète, par souci d’émancipation, l’assimilation des Tsiganes en les forçant massivement à se sédentariser, en les forçant à quitter leurs coutumes, leur économie. On ne les appellera plus Tsiganes, mais Nouveaux Hongrois, Nouveaux paysans. Cela va s’opérer pratiquement partout dans l’Empire austro-hongrois, et notamment dans le sud et l’est de la Slovaquie, dans l’est de la Hongrie, en Transylvanie, en Croatie et un petit peu dans cette région qui va de Vienne à la frontière tchécoslovaque, le Burgenland. On oblige donc les Tsiganes à se sédentariser dans ces régions.
  Cette sédentarisation va très mal se passer. Elle est à l’origine de tous les problèmes que l’on rencontre aujourd’hui dans ces endroits misérables où vivent les Tsiganes dans les pays d’Europe centrale et orientale. Dans ce contexte qui montre qu’en Europe une diversification entre les Tsiganes s’opère en quelques siècles, il y a des mouvements migratoires qui amènent, par exemple, des gens de Bosnie vers la France. Vous avez ainsi des Tsiganes islamisés qui arrivent à Bouxwiller en Alsace et qui là se baptisent en prenant des noms européens. Les mouvements migratoires se multiplient et contrecarrent les mouvements d’exclusion que les États occidentaux imposent aux Tsiganes. Quoi qu’il en soit, à la veille de la Révolution française, la situation des Tsiganes n’est guère brillante dans le royaume de France. Ils sont astreints à la sédentarisation ou sur le “ qui-vive ”, par exemple, dans les Vosges du Nord. Un peu partout, ils ont disparu. Notamment dans la “ France de l’intérieur ” comme il est dit en Alsace, les Tsiganes ne paraissent plus, sinon en tout petits groupes et souvent ce sont des gens qui se sédentarisent ici et là. Quand on fait leur généalogie aujourd’hui, on se rend compte qu’un lointain ancêtre s’est sédentarisé dans tel ou tel village des Ardennes (ou d’ailleurs) ; dans les documents où l’on exhume sa trace, il est généralement dit de lui que l’on ne sait pas d’où il vient.

Les mouvements à l’origine du peuplement contemporain de la France par les Tsiganes 

   Dans le courant du XIXe siècle, après l’épopée napoléonienne, les routes sont fréquentées par toute une série de groupes tsiganes. Les mouvements que l’on discerne sont à l’origine du peuplement contemporain de la France par les Tsiganes.

   Nous avons des Manouches. Ces Manouches viennent de l’Alsace et de la Lorraine. Ils se sont cachés longtemps dans les Vosges du Nord. Cachés ou cachés à-demi, en ce sens que s’ils sont très mal perçus par les autorités départementales et l’appareil d’État, ils sont plutôt bien intégrés dans les petits villages tels que Lemberg, Baerenthal, Reipertswiller, Wingen, Wimmenau, etc. Là, il y a des familles de Tsiganes dont le chef est parfois qualifié de Bourgeois. Ainsi, par exemple, un Jean D., à l’origine d’une très grosse famille de musiciens actuellement dans le sud de la France, ce Jean D. est appelé Bourgeois, Égyptien et Musicien du village de Baerenthal. Vous avez plusieurs exemples comme ça. Ce sont des gens qui , pour la plupart, habitent – non pas en marge des villages, il y en a qui sont en marge, mais la plupart sont dans les villages – dans des maisons en dur, et en fait ils sont intégrés à l’économie agraire locale. On a des familles qui, à l’époque, s’incrustent près de cinq générations de suite dans le même village. Ainsi, par exemple, à Reipertswiller, la famille Hoffmann. Parmi ces Manouches, il y a des gens qui entretiennent un rapport très particulier au voyage. Ils suivent des itinéraires. Certains de ces itinéraires les poussent vers la Hollande, d’autres itinéraires les amènent vers Lille ou vers la Normandie. Peu à peu, certains itinéraires leur permettent d’aborder le Bordelais. Du Bordelais, il va y avoir un mouvement vers l’Espagne. De l’Espagne, certains Manouches vont aller jusqu’en Argentine, revenir en Espagne, puis de l’Espagne, revenir vers la France. D’autres vont aller en Italie. Vous avez donc, au départ de l’Alsace-Lorraine, ce groupe des Manouches qui a été façonné culturellement au contact des Alsaciens et des Lorrains pendant des siècles et imprégné de culture germanique, qui reprend le voyage et s’étend un peu partout en France, voire bien au delà. En Savoie et Haute-Savoie, vous avez également le retour au voyage de toute une série de groupes qui s’étaient sédentarisés dans la région. Certains sont colporteurs, vanniers, d’autres déploient des activités de cirque, etc.
   Même situation de la part des Gitans, qui vivaient en Catalogne dans les Pyrénées et qui reprennent le voyage en suivant les foires et notamment les foires aux chevaux du Midi de la France. Certains d’entre eux, plutôt que de prendre un itinéraire qui les mène de Perpignan à Avignon, vont plutôt monter sur Toulouse puis, de Toulouse sur la Normandie, et de là jusqu’à Lille. Vous avez donc, tout à coup, des gens qui se trouvent à Lille, dans les Flandres, et qui ont été transformés au fil des siècles par leur contact avec les populations catalanes ou hispaniques. Cela amène une “ étrangéité ” dans une région qui ne les voyait pas. Ce sont, d’une certaine manière, les premiers migrants d’une ère industrielle qui n’en est alors qu’à ses premiers balbutiements. Ce sont des migrants qui ne s’intègrent pas nécessairement aux modes de vie locale, mais qui “ butinent ” dans leur contact avec les populations locales.  
   Il faut y ajouter une population qu’on appelle Yénishe et qui provient, pour l’essentiel de l’Alsace-Lorraine, mais également de Suisse et de l’Allemagne rhénane. Elle est constituée plutôt de paysans qui tentent d’échapper par le voyage, fût-ce seulement une partie de l’année, à une paupérisation croissante induite par les grandes crises économiques qui ont touché le monde paysan au XIXe siècle. Une partie de ces paysans nouvellement voyageurs entre dans l’univers tsigane en se mariant notamment avec des femmes manouches, ou des hommes manouches. Il en ressort une population métissée qui, aujourd’hui, se trouve un peu partout en France, qui a plutôt tendance à vivre comme les autres Tsiganes manouches, mais qui est plus portée que les autres Manouches à s’unir avec des populations sédentaires, souvent des populations marginales. De nouveau, c’est donc un univers foncièrement différencié qui s’installe en France.
   Aujourd’hui, cet univers est rejoint par d’autres Tsiganes. J’ai pris le temps de décrire les situations des Tsiganes d’Europe centrale et orientale et des Balkans parce que, précisément, il y a beaucoup de Tsiganes qui viennent de là depuis bien longtemps. Il y a d’abord un premier groupe, un premier ensemble de groupes, qui quitte la Transylvanie en 1868. Ce sont des gens qui, à cette époque, vivent comme auxiliaires, dans le sillage de l’armée austro-hongroise. Ils soignent les chevaux et ont des activités de ferronnerie touchant la fabrication des armes. Ces gens vont suivre l’armée autrichienne qui se bat contre les Prussiens et qui va se faire détruire à Sadowa en Tchéquie. A partir de ce moment là, ces Tsiganes se trouvent libérés de leur rapport contractuel avec l’armée autrichienne et viennent par ici. Ce sont les premiers Roms qui s’installent en France. Ce sont des Roms qui vont d’ailleurs faire des voyages importants entre la Norvège et l’Espagne. Ils passent tous par nos régions (les Vosges du Nord) ou par les Alpes, par la Belgique et vont descendre sur Paris. C’est un univers tout à fait étonnant. Si les Manouches, les Gitans, les Yénishes sont des gens qui ne sont pas extrêmement différents des populations autochtones, si ce n’est au niveau du visage, des us et coutumes, de l’accoutrement, du déplacement de caravanes ( plus de 100 caravanes parfois), là, les Roms sont des gens qui s’imposent. Et ça va faire rejaillir toute une série de stéréotypes qui avaient un peu disparu à l’égard des Manouches.
   D’autres populations tsiganes, notamment en provenance de Bosnie et de l’Empire ottoman , qui sont plutôt des montreurs d’ours, montreurs d’animaux savants, vont apparaître avant la Première Guerre mondiale en France. En 1914, ils sont considérés comme des ennemis puisqu’ils viennent de l’Empire ottoman, allié des allemands, et vont être astreints à une sédentarisation forcée dans le Massif Central. Ils vont complètement disparaître comme entité ethnique distincte en se mariant avec des Yénishes locaux. Ultérieurement vont arriver d’autres Tsiganes. Cette arrivée va encore s’amplifier à partir de 1960. Ils vont venir essentiellement de la Yougoslavie. Vous avez de nombreux Tsiganes originaires de l’ex-Yougoslavie, qui vivent à Besançon, à Paris, dans d’autres grandes villes de France, totalement sédentarisés, intégrés à l’économie locale comme travailleurs immigrés. Ils étaient sédentarisés depuis longtemps en Yougoslavie – je vous ai évoqué pourquoi – et ils sont arrivés ici comme travailleurs immigrés, mais avec leur culture de référence tsigane. 
   Il faut attendre 1990, avec la déstructuration des régimes communistes, pour que de nouveaux Tsiganes apparaissent, avec cette fois-ci, une autre façon de se présenter, puisque la plupart d’entre eux se présentent ici en fuyant les pays de l’Est, en revendiquant la protection, l’asile politique, en estimant que là-bas ils ont subi une désagrégation totale. Les communistes ont tenté d’intégrer les Tsiganes à la société locale, ils y sont peu parvenus. Les Tsiganes ont connu quelques avancées au niveau de la scolarisation, ce qui a amené quelques Tsiganes à devenir même universitaires, occupant parfois des places assez élevées dans la hiérarchie académique, dans la hiérarchie militaire. Il y a donc eu des avancées mais pas suffisamment rapides. Un décalage manifeste a perduré entre les populations majoritaires et eux-mêmes. Ce décalage a servi de faire-valoir à des politiques d’exclusion, non pas à l’époque communiste mais au lendemain de la déstructuration de ces régimes. Rapidement et massivement, dans tous les pays de l’Est, les Tsiganes ont été évincés sur le plan économique, éjectés des entreprises, des fermes collectivisées. En quelques mois, alors qu’aucun nouveau régime social n’avait encore été mis en place, ces gens se sont retrouvés sans rien. Aujourd’hui, on ne mesure pas suffisamment la désagrégation du tissu social dans les pays de l’Est dans lesquels l’individualisme s’est imposé. On ne mesure pas les drames qui s’y déroulent. Vous avez des municipalités entières peuplées de gens, à cent pour cent hors des circuits économiques, qui croupissent littéralement dans une misère noire et dont il va bien falloir s’occuper tôt ou tard puisqu’ils sont à nos portes et, bientôt, seront parmi nous. D’ores et déjà, on en voit dans nos rues.
   Voilà, tous ces éléments vous ont été donnés pour vous dépeindre cet univers tsigane au niveau démographique et sur le plan des grands courants qui les identifient.


Le rapport au voyage : nomadisme et sédentarisation

Le nomadisme 

   Je voudrais maintenant évoquer le problème du nomadisme et de la sédentarisation. Vous avez remarqué qu’en en parlant au niveau de l’histoire, je débloque un peu les choses. Je ne vous ai pas dépeint une population foncièrement itinérante, qui reste itinérante. Je vous ai évoqué l’histoire d’une population qui est, avant tout, une population insérée dans une région, selon des modalités différentes.
   Le nomadisme est probablement lié à une très longue histoire. Quand on fait des comparaisons entre certains forgerons nomades de Transylvanie (encore aujourd’hui) et certains forgerons nomades de l’Inde, on est véritablement surpris par des similitudes qui vont jusqu’à la disposition au centimètre près des outils employés, alors qu’il y a plus de 600 ans que les Tsiganes ont quitté l’Inde. On peut donc se dire qu’il y a des Tsiganes qui sont nomades depuis des siècles et des siècles. Probablement pas tous. S’ils ont été nomades, c’est aussi parce qu’ils vivaient dans une société agraire qui ne disposait pas de la technicité actuelle pour permettre un certain type d’activité économique. Je vais revenir sur cette question.
   Le nomadisme, lorsqu’on focalise cet aspect de l’identité tsigane, nous désoriente. Qu’essaye-t-on de pointer ? Des gens qui sont étrangers ? Des gens qui vivent dans une caravane, dans un habitat mobile ? Des éléments plus profonds comme la migration ? La migration est l’un des aspects de la question tsigane. Elle les relie à d’autres régions où leurs ancêtres s’étaient installés ; elle les rattache peut-être à l’Inde, mais les Tsiganes, en règle générale, se fichent pas mal de cette ancienneté indienne.
   Le nomadisme, c’est un mode de production économique qui est sous-tendu par une organisation sociale particulière. Ce mode de production économique qui pousse des gens à se déplacer vers une clientèle n’ayant pas de besoin permanent, c’est un mode de production qui peut se maintenir aujourd’hui encore sans nécessairement faire bouger tous les membres de la famille, notamment ceux qui jouent le rôle d’agents économiques. Vous pouvez, autrement dit, aujourd’hui, partir de Metz et faire des foires à 300 km d’ici, rentrer le soir en relative sécurité parce que vous avez des camionnettes ou des voitures bien équipées, alors qu’auparavant, il y a 50 ans et plus encore, pour faire les foires, il fallait partir avec toute la famille et tous les équipements et les objets qui allaient être vendus. Il fallait donc s’engager dans un voyage qui prenait un certain temps. Aujourd’hui, cela n’est plus nécessaire.
   Il y a aussi l’aspect politique de la question qui n’est pas le moindre. Je vous ai parlé de Manouches, de Gitans, de Tsiganes, de Yénishes, de Roms, j’ai à peine effleuré le concept de gens du voyage. Il faut que vous sachiez que ces gens qui ont des noms, des ethnonymes dans lesquels ils se retrouvent sur le plan de l’identité, ce sont des gens qui ne sont pas reconnus par leurs ethnonymes de la part des pouvoirs publics. Au cours de l’Histoire, les Pouvoirs publics vont successivement les reconnaître comme Bohémiens dans un premier temps, comme gueux dans un deuxième temps, puis comme vagabonds, comme gens sans aveux, c’est-à-dire des gens de peu de choses.
   Ensuite, peu à peu, on glisse vers une autre appellation dont l’usage va marquer les siècles. On va les appeler nomades. Dans la législation française, c’est un terme qui apparaît officiellement en 1848, quand on met les pieds en Algérie. Il s’agit de reconnaître l’existence de gens qui ont un mode de vie itinérant sur place et qui, pour la gestion occidentale de l’Algérie, posent problème parce qu’ils bougent, qu’ils sont dangereux, qu’ils attaquent. Il faut les contrôler. C’est donc en Algérie qu’on adopte ce concept nouveau de nomade. Très vite, il est réincorporé en métropole où il va servir à qualifier tous ces gens qui bougent. Ces gens sont perçus comme des dangers. Pas tout de suite. En 1850, les Manouches passent inaperçus en France. Dans le contexte de 1871, à l’issue du conflit avec la Prusse, bref à partir du moment où la France est plus frileuse, on commence à faire attention à ces populations itinérantes. On cherche à les contrôler parce qu’elles sont perçues comme un danger. Danger militaire : les Manouches et les Yénishes parlent allemand. On pense que ce sont des agents de l’ennemi. Le fantasme va aller jusqu’à estimer qu’il y a un chef derrière ce monde-là, et on va même aller jusqu’à dire que ce chef vit en Suède. On va essayer de récupérer toute une série d’informations à travers des contrôles multiples pour tenter d’identifier au mieux ce chef et cette organisation bizarre. Ce qui ne répond pas à la réalité car cette réalité est hétéroclite.
   Il y a un autre danger, tout à fait bien étayé aujourd’hui. C’est un danger d’ordre plus culturel. Ces gens qui bougent n’offrent pas un bon exemple pour l’intégration de la paysannerie dans le monde industriel, pour l’intégration de la jeunesse bourgeoise et ouvrière dans l’univers bourgeois de l’époque (le XIXe siècle). On va avoir, en quelque sorte, toute une série de fantasmes qui vont être peu à peu exprimés : “ Attention ! Celui qui bouge ne nous mène pas dans le bon chemin et n’offre pas le bon exemple. Celui qui bouge n’offre pas le bon exemple aux enfants, il faut protéger les enfants.” C’est à partir du XIXe siècle, comme par hasard, qu’apparaissent ces fantasmes de vols d’enfants : “ Attention, les Bohémiens vont te prendre ! ” Vous avez donc une sorte de choc culturel, un choc de civilisation, qui s’opère à ce niveau-là, mais, d’une certaine manière, par la bande, au fil des chemins. Ce n’est pas un empire qui en conquiert un autre, c’est une sorte de regard posé sur une partie des composantes de la population intérieure du pays, que les Pouvoirs publics tentent de discipliner. Autrement dit, il y a une partie des nationaux qui deviennent de mauvais exemples. Cela va quand même avoir des conséquences, parce que ce type de fantasme, loin de s’éteindre, va au contraire se développer.
   En 1895, il va y avoir, sous la pression des parlementaires, la mise en place d’un recensement gigantesque effectué sur une journée. Si j’ai bonne mémoire c’est le 23 mars 1895. Tous les nomades de France sont recensés par les forces de gendarmerie. On crée d’ailleurs, dans le but de lutter contre le grand banditisme, les Brigades du Tigre. Ces Brigades vont faire leur premier travail de contrôle, de type anthropométrique notamment, sur tous ces nomades qu’on aura recensés le même jour. Il faudra encore une vingtaine d’années pour digérer tout ça et pour aboutir, en 1913, à une loi qui instaure un contrôle anthropométrique, qui instaure des carnets anthropométriques, donc une série de mesures de police extrêmement strictes à l’égard des populations itinérantes. Cette loi va durer jusqu’en 1969, date à laquelle elle va être assouplie, mais c’est toujours un système de contrôle qui s’impose à une partie de la population. Dans cette affaire, plus qu’un concept ethnologique, le nomadisme est un concept qui emprisonne. C’est une catégorie administrative qui soumet les gens au contrôle, qui entérine aussi les expulsions, la méfiance, qui instaure une coupure. On est très loin de cette situation qu’on avait pointé dans les Vosges du Nord au début du XIXe siècle où il y avait bien sûr des populations distinctes sur le plan ethnique, mais qui coopéraient, qui cohabitaient au sein même des villages de la région.

La sédentarisation

   La sédentarisation, c’est le fait du prince, comme on l’a vu en Autriche et en Espagne. C’est aussi le fait d’une adaptation économique, adaptation aux débouchés, aux marchés locaux. C’est également la conséquence d’une inadaptation à un monde qui change. La sédentarisation, tout comme le nomadisme d’ailleurs, ne peut pas, en tant que tel, caractériser ce qui relèverait d’un bon Tsigane ou d’un mauvais Tsigane. Un bon Tsigane étant, soit celui qui se sédentarise, soit celui qui reste voyageur et maître de sa culture. Le mauvais Tsigane, ce pourrait être celui qui se sédentarise aussi parce qu’il perd son identité. Il devient dangereux, parce qu’il constitue un chancre sociologique aux abords de la ville ou dans un quartier. Il faut voir les choses tout à fait autrement, et ça n’est pas évident à cause du poids des stéréotypes et d’un exercice mental qui fait qu’on a des difficultés à dénommer l’autre, des difficultés à cerner ce qui fait sa singularité. D’autant plus qu’on n’a pas de tradition de reconnaissance minoritaire sur le plan ethnique.


L’économie tsigane

   Je vous ai dit que le nomadisme est un mode de production économique et que la sédentarisation n’était pas nécessairement la preuve du contraire ou l’anéantissement des capacités économiques d’un groupe. Qu’est-ce qui est donc sous-jacent à l’économie tsigane ?

Caractéristiques de l’économie tsigane

   C’est, d’abord, le fait que l’économie tsigane est liée à un contact permanent entre des gens qui produisent et des gens qui achètent, entre des gens qui sont des acteurs économiques et des gens qui sont les clients de ces acteurs économiques. Il y a un terme que je n’ai pas encore lâché pour le moment, c’est le terme de gadjo. Gadjo est un terme sanskrit qui signifie “ l’homme attaché à la terre ”, le paysan. Tous les groupes tsiganes se distinguent des gadjé . Les gadjé ne sont pas les Tsiganes, mais les gadjé  sont les clients des Tsiganes. Les clients n’ont pas nécessairement attendu les Tsiganes pour commercer ou pour acheter des biens ou pour produire des biens. Les Tsiganes viennent dans des États où, pratiquement, les infrastructures existent déjà. Elles peuvent être déficientes, elles peuvent être élémentaires. Dans les pays de l’Est, les Tsiganes ont maintenu le nomadisme pendant des siècles parce que, précisément, ils n’étaient pas concurrencés.
   Les Tsiganes arrivent dans une région et se spécialisent dans un type de rapport économique. Ils vont vendre des biens, ils vont acheter des biens qu’ils revendront ailleurs auprès d’une clientèle qui n’a pas de besoin permanent. C’est donc une niche économique très particulière. Quand ils ont touché les besoins, ils vont ailleurs. C’est ce qui explique les déplacements. Ce type de déplacements s’opère dans une région où ils arrivent pour la première fois. Si ça fonctionne, ils vont y revenir et s’y installeront pour une part. Au fil de ces rapports économiques, dans la longue durée, se développent entre les Tsiganes, mais aussi parfois entre les Tsiganes et les non-Tsiganes, toute une série de rapports sociaux qui débouchent sur des rapports de parenté. Ce contact des Tsiganes, sur le plan économique, avec une population donnée, non seulement, va renforcer les rapports entre des Tsiganes qui coopèrent dans l’action économique collective, mais, en même temps, va éventuellement aboutir à des liens avec des populations non tsiganes. Ces liens, qui peuvent être des liens de parenté, sont avant tout des liens d’amitié, de coopération sur un mode extrêmement personnalisé. Vous savez que les Tsiganes ne sont pas toujours les bienvenus, les rapports entre la société nomade traditionnelle et la société sédentaire traditionnelle sont parfois conflictuels. Dans ce contexte-là, travailler à la façon des Tsiganes ne peut se faire que s’il y a un capital de relations sociales sur lequel ils peuvent compter. Ils ne peuvent travailler que sur le mode personnalisé, en étant, Untel, l’ami de tel gadjo. Vous avez des cas absolument superbes, mais qui sont un petit peu folkloriques, je ne peux pas me priver de le dire. Dans l’ouest de la France, il y a de grands haras nationaux. Ces haras sont bien organisés par l’administration. Une partie des chevaux est achetée ou soignée par des familles tsiganes qui, aujourd’hui encore, sont toujours hippomobiles et voyagent avec des chevaux du côté de la Normandie. Pourquoi ? Le cheval qui est nourri de façon très diversifiée d’une journée à l’autre est beaucoup plus endurant que le cheval qui est nourri à la sédentarité. Le père de famille tsigane va travailler avec tel éleveur, le fils ou le frère ne pourra pas le faire parce qu’on dira qu’ils sont gitans, etc.
   L’économie tsigane a encore d’autres caractéristiques. Si vous travaillez en vous échinant à développer un seul type d’activité économique, forcément, vous risquez de vous trouver devant rien. Par exemple, si vous êtes vannier, et que d’autres Tsiganes vanniers sont passés avant vous, vous n’aurez pas de débouchés. Ce qui nécessite dès lors l’entretien d’une certaine polyvalence. C’est-à-dire qu’il faut pouvoir être prêt à faire feu de tout bois. Surtout dans les petits métiers. Surtout au niveau du négoce, il faut être capable de négocier des choses multiples. Donc, il faut savoir baratiner. C’est clair, il faut connaître un minimum de la valeur des choses. Il faut être en contact avec une série d’autres personnes – et aujourd’hui le portable vous y aide – car, par exemple, si quelqu’un a besoin de telle voiture, on saura trouver cette voiture dans un autre endroit, grâce à l’appel aux ressources qu’offrent les relations. Si quelqu’un a besoin d’un meuble, on saura trouver ce meuble. Ce sont surtout les liens de parenté qui vont fonctionner à ce moment-là, au profit d’un rapport économique avec les non-Tsiganes. Donc polyvalence.
   Flexibilité, parce qu’incontestablement, si vous arrivez à un endroit en voulant vous montrer vannier ou ferrailleur ou revendeur de voitures, vous ne trouverez parfois rien. Mais on demande, peut-être, dans la municipalité où vous passez, un bon musicien. Eh bien, à ce moment-là, il faudra montrer qu’on est musicien. Il faut donc avoir plusieurs atouts (la polyvalence), mais en même temps s’adapter, voire innover soi-même pour répondre à la demande ou, pourquoi pas, la susciter. Susciter la demande n’est pas toujours facile, parce qu’on ne vous attend pas. Il faut avoir de l’imagination pour susciter la demande. Il y a, à défaut d’imagination, des façons de susciter la demande qui sont traditionnelles : ça peut être la mendicité ou la bonne aventure. Là, c’est stéréotypé, c’est ce qu’on va retenir de l’extérieur.
   Les Tsiganes ne vivent pas seuls, ils ne travaillent pas seuls. Il y a plusieurs modalités de travail. La plupart du temps, c’est lié à la famille, et même à la famille élémentaire (le père et la mère). Vous aurez parfois le père et la mère, ou le père et un enfant, qui vont chiner. Chiner, ça veut dire quoi ? Chiner signifie aller chercher. L’économie tsigane ne se conçoit pas autrement qu’en bougeant. On se déplace. On va vers la clientèle, on va solliciter et on va au jour le jour, c’est-à-dire qu’on n’entre pas du tout dans un plan de carrière. On va au jour le jour et on prendra ce qui va se trouver. Vous savez, faire ça une fois de temps en temps en vacances, on essaie, on est bien content, si ça marche, tant mieux, si ça ne marche pas, tant pis. Mais, quand toute l’économie est basée sur ce quotidien-là, il faut une sacré disponibilité d’esprit, une disponibilité d’esprit qui porte, non pas sur le savoir-faire, mais qui sur-valorise la chance. Si on réussit, c’est par la chance, et non pas parce qu’on sait faire les choses.
   Par ailleurs, vous avez d’autres types d’association : parfois, ce sont des hommes qui vont vous fabriquer un meuble et ce sont les femmes qui les vendent. Il y a, au-delà, un autre phénomène, qui renvoie aussi au temps présent : c’est le fait qu’on peut s’associer, non pas entre membres du foyer, mais entre membres proches comme des amis, des membres de la même famille – par exemple deux cousins – qui vont mettre ensemble leurs compétences pour la journée et qui vont, au terme de cette journée, après s’être remboursés des dépenses, partager strictement et de façon égalitaire, les gains de la journée. L’économie est donc complètement liée à la famille et au tissu social.
   Enfin, on peut évoquer une autre disponibilité d’esprit de la part du Tsigane. C’est le fait que le Tsigane, non seulement, parie sur la chance, mais il développe également une façon d’être qui est optimiste ou fataliste. Il est optimiste, et c’est franchement ancré. Le Tsigane, quand il doit s’engager le matin et aller affronter le regard des gadjé pour en tirer quelque chose, il faut qu’il puisse surmonter cette affaire-là. D’un autre côté, s’il n’a rien, il ne va pas non plus nécessairement se révolter. De la même façon que si il est chassé, il ne va pas se révolter, il est fataliste. C’est le poids de l’histoire qui permet d’expliquer cette affaire-là.

L’économie tsigane dans la société contemporaine

   On a donc des gens qui vivent dans le quotidien, qui ont longtemps maintenu une relation économique au jour le jour avec un monde foncièrement paysan. Et aujourd’hui, comme ce monde paysan a dû le faire, il doit se ressaisir par rapport à d’autres exigences qui sont celles de la société contemporaine. Une société beaucoup plus technique, plus abstraite. Les Tsiganes doivent s’y faire. Il y a des mafias tsiganes dans le monde. Certains parmi vous n’attendaient que le mot. Je le dis, c’est vrai, il y a des mafieux tsiganes qui font de l’import-export à l’échelle du continent européen. On ne les voit pas, contrairement à ce qu’on croit, dans cette exploitation des êtres humains, alors qu’on le dit depuis quelques mois. Ça n’est pas véritablement là qu’ils sont présents. C’est plutôt dans le commerce informel qu’ils s’enrichissent, commerce d’autant plus fructueux qu’ils le déploieront dans les longues distances. Exemple : ils achètent des jeans en Turquie et les revendent en Roumanie. En Roumanie, ils font de la brocante, ils vont chercher chez les paysans toutes sortes d’ustensiles dont les paysans se débarrassent. Ces ustensiles, ces meubles, ces vieux vêtements paysans, sont revendus à des occidentaux, principalement à des Allemands. Vous avez des Tsiganes qui vont en Belgique acheter des tapis dans la région de Courtrai où les tapis sont très rapidement démarqués s’ils présentent quelques défauts. Les Tsiganes les achètent et les revendent à un prix intermédiaire, en France par exemple. Donc, de la distance, du déplacement. Du déplacement, vous pouvez tirer une richesse par le fait même du déplacement.
   D’un autre côté, beaucoup de Tsiganes en France vivent comme une classe moyenne, en tant que marchands forains. C’est un débouché qui reste fort aujourd’hui. Vous en avez d’autres qui sont ferrailleurs. Est-ce que ça vaut encore le coup ? Il y a effectivement sur le plan économique de nouveaux métiers extrêmement rentables, mais pour autant qu’ils soient organisés selon les critères de la rentabilité. Les Tsiganes, pendant très longtemps, ont été des recycleurs. Aujourd’hui, c’est un domaine qui leur échappe. Il est rentable, mais il leur échappe parce que les modalités d’exercice de ce domaine ne leur permettent pas d’y participer. C’est trop technique… Mais s’il y a encore, ici et là, des ferrailleurs qui font de la récupération de façon secondaire, beaucoup vivent de l’aide sociale. Il y a, parmi les Tsiganes, des ferrailleurs qui sont devenus de gros ferrailleurs. Vous en avez plusieurs, notamment dans la région de Grenoble qui tiennent le haut du pavé sur ce plan-là.
   Et puis, il y a tous ces gens du voyage qui, en travaillant toujours sur le mode familial, tentent de trouver de nouveaux débouchés : nettoyage de façade, entretien du jardin, des haies, des arbres. Il y en a qui décrochent de très bons contrats avec des municipalités. Parfois, c’est avec des privés. Le Tsigane est foncièrement un travailleur indépendant. Le travail indépendant reste, pour le Tsigane, une voie d’issue. Le problème est qu’il lui faudra s’adapter à certaines exigences. Mais il faudrait aussi que les exigences administratives s’adaptent à son niveau. En tout cas, il y a une série d’adaptations inévitables. Parmi celles-ci, il y a sans doute celle de faire preuve d’un savoir différent des anciennes compétences : tenir une comptabilité, tenir des documents administratifs, avoir des diplômes de technicien qualifié (comme dans la vente de voitures). C’est une adaptation qui n’est pas nécessairement synonyme d’une assimilation. Ce n’est pas parce qu’on est Tsigane qu’on a un manque d’intelligence. Ce qui s’est passé dans les pays de l’Est le montre absolument. Vous avez, en France même, un cardiologue tsigane de réputation internationale, vous avez des avocats tsiganes, des commissaires de police (plutôt dans le Midi de la France, parce qu’effectivement, les Gitans ont vécu une autre modalité d’insertion que les Manouches d’ici). Le devenir de cette population n’est donc pas dessiné, mais il est probablement multiple comme cette population l’a toujours été. Il y aura des formes d’insertion, il y aura le maintien de modalités, au niveau de l’existence notamment, comme l’habitat en caravane, même si on bouge moins.


Discussion (extrait ): rapport au savoir et rapport à la scolarisation

Question : En préparation de votre exposé, vous nous aviez annoncé quatre points , mais je n’ai pas vu le quatrième. En tant que membre de l’Éducation nationale, le rapport à la scolarisation m’intéresse.
Alain Reyniers : Quand je vois mon propre rapport à la scolarisation, et bien que je sois enseignant à l’université aujourd’hui, je ne suis pas extrêmement fier de mon propre itinéraire intellectuel au sein de l’enseignement primaire, secondaire et universitaire. Finalement, ce n’est qu’au moment où je suis arrivé à l’université que je me suis senti un peu épanoui. Tout cela pour dire une chose : le rapport à la scolarisation s’impose à tout le monde, aujourd’hui, dans notre société. Il ne s’est pas imposé à tout le monde, dans la société française notamment, il y a encore un gros siècle. Il a été rendu obligatoire, mais il n’a pas amené l’ensemble des Français – et c’est vrai pour tous les autres pays – à un niveau intellectuel digne, permettant d’affronter la conquête de l’espace, l’énergie nucléaire et de pouvoir traiter des grands problèmes politiques de notre monde. Pourtant, ce sont des choses banales, on en entend parler à la télévision tous les jours. Comment, alors, parler de ce rapport à l’école à propos d’une population dont on se plaît souvent à stigmatiser tous les manques ? Ils ne sont pas comme nous, ils sont tous pauvres, etc.
   Dans mon exposé, j’ai tenté de montrer qu’il y avait moyen de voir les choses de façon positive et, pourquoi pas, de façon optimiste. J’ai quand même dit, à la fin, qu’il y avait sans doute, via la scolarisation, un fameux enjeu qui était celui du passage au XXIe siècle. Ceci vaut pour nous également. Combien d’écoles sont des écoles où il n’y a pas grand chose à tirer ?
   Aujourd’hui, j’ai l’impression, qu’à partir du moment où on focalise le regard sur les Tsiganes, tous groupes confondus, on focalise le regard sur une population qu’on ne considère plus comme formée de marginaux, mais qu’on prend en lui reconnaissant une singularité culturelle, sans trop savoir ce que cela recouvre et implique. Dans la société française, il y a des cultures, culture citoyenne, culture médiatique, plein de cultures différentes. Si l’on voit cela, on a déjà franchi un pas pour essayer de traiter du problème de la scolarisation. Il y a des cultures différentes parmi les Tsiganes. Celles qu’on connaît le mieux, ce sont la musique, certaine pratiques commerciales, etc. Dans certains pays, il y a quand même des gens qui n’ont pas été nécessairement à l’école mais qui ont pu apporter à la poésie pas mal de choses importantes, comme en Macédoine, en Slovaquie ou en Hongrie, et en bien d’autres pays encore. Une forme d’expression comme la peinture, par exemple, même s’il y a très peu de peintres tsiganes en France, il y a quand même eu un certain Torino Ziegler, Manouche de Strasbourg, il y a une femme de la famille Medbach qui fait également de très belles peintures. Il y a également une personne qui était très connue, qui était liée à l’Unesco, à la fois peintre et poète en France… Il y a donc une série de gens qui sont des personnalités culturelles reconnues par notre société, mais ce que nous ignorons c’est que la culture est avant tout une affaire de pratiques familiales, de pratiques collectives. Il y a donc un regard à porter à ce niveau-là.

Culture orale, savoir pratique et identitaire  

   Au niveau du savoir. J’ai évoqué, tout à l’heure, le fait que la société tsigane était une société de culture orale. Une société de culture orale, ce n’est pas la même chose qu’une société de culture écrite, comme la nôtre. On a évoqué l’apparition de l’écriture comme étant un fait de civilisation tout à fait fondamental. Et d’une certaine manière, c’est vrai. Au niveau de la mémoire, par exemple, l’écriture permet de conserver les choses. Au niveau de l’exercice de l’intelligence rationnelle, l’écriture permet effectivement de pouvoir lire, relire, analyser, suspecter ce qui passe par un écrit. On a donc une révolution intellectuelle par l’écriture. Quand l’écriture se généralise, il y a tout lieu de penser, même si ça ne se pratique pas complètement, que cette façon de rationaliser les choses, que ce rapport au monde, passe d’une élite à une majorité de gens. Mais est-ce que, pour autant, le rapport que des sociétés maintiennent vis-à-vis de l’oralité est un rapport inférieur ? C’est un rapport autre, c’est une intelligence autre qui se mesure plus difficilement parce que on s’est échiné, pendant des siècles, à ne voir l’intelligence qu’a travers l’écriture. Donc, maintenant, il faut faire un pas vers l’oralité. Ça n’est pas simple car tous les travaux sur l’oralité ont été faits auprès des Indiens, des populations africaines ou asiatiques, … et pas auprès des Tsiganes. Les Tsiganes, c’est maintenant qu’on s’y intéresse. Il y a des choses intéressantes qui montrent ce qu’est un rapport à l’oralité. Chez les Tsiganes, c’est très clair.
   Quand ils s’expriment, quand ils racontent des histoires, ces histoires sont bien sûr des histoires où l’on trouve des éléments légendaires, où l’imaginaire occupe une place importante. Mais il y a aussi des choses tout à fait curieuses. D’abord, celui qui raconte n’est pas un enregistreur mais un être humain qui fait passer dans ce qu’il raconte des éléments de son existence, de son identité. Il parle à des gens qui ont une identité proche de la sienne parce que ce sont des membres de sa famille. Il évoque, autrement dit, l’identité collective. On n’est pas dans un rapport analytique aux choses, mais dans un rapport globalisant, dans lequel l’enfant tsigane vit depuis qu’il est tout petit. Dans ce qu’il dit, il dit des choses qui sont essentielles pour tous les Tsiganes, qu’ils soient en situation de précarité ou plutôt cossus. Il y a des éléments qui portent sur leur société, qui confortent leur vision des choses et il y a des éléments qui portent sur les gadjé. Les éléments qui portent sur les gadjé, très fréquemment, que ce soit chez les Manouches, les Yénishes, les Roms, sont des éléments qui les tournent en dérision. Ça ne veut pas dire qu’on déconsidère les gadjé. La dérision signifie qu’on prend de la distance par rapport à eux, à leur société, etc. C’est important la prise de distance, parce que c’est ce qui donne la rationalité à l’écriture. Mais ça n’est pas le même type de prise de distance que dans l’oralité. Or, cette prise de distance orale se situe dans un monde où l’écriture est totalement absente. Ils ont tous la télévision, ils ont donc un rapport à notre monde, ils savent ce qui se passe. Mais leur seul rapport à l’écrit, c’est le rapport aux factures à payer, aux réclamations, aux contraventions, aux déclarations…
   Le savoir qui est utile pour le Tsigane, c’est un savoir qui lui permet de se situer dans sa famille et de se situer par rapport à la société. Pendant des siècles – aujourd’hui ça patine à cause du changement économique important qui s’opère – ce qui était utile pour le jeune Tsigane, c’était de savoir faire comme son père pour se débrouiller. C’était donc un savoir pratique, dans un contexte où l’affirmation identitaire était forte.
   Quand on va à l’école, ça n’est pas du tout ça que l’on rencontre, ça n’est pas le savoir pratique ni le savoir identitaire qui sont valorisés. D’un point de vue pédagogique, c’est utile de valoriser un enfant. Quand des enfants tsiganes sont valorisés dans une classe, ils s’épanouissent. A tout prendre, ce qu’ils peuvent apporter aux petits gadjé, c’est pas mal du tout. Le petit gadjo, il connaît des choses sur les Indiens, sur les eskimos, etc. Alors pourquoi pas avoir en chair et en os quelqu’un qui peut en parler. Donc, il y a moyen, d’un point de vue pédagogique, d’amener l’enfant à faire quelque chose.

L’éducation de l’enfant

   Il y a tout de même des obstacles. L’éducation de l’enfant dans l’univers tsigane n’est pas homogène, il varie d’une famille à l’autre. Mais, de façon générale, dans toutes les familles, il y a une tendance qui est similaire, de la France à la Roumanie, de la Suède à l’Espagne. C’est le fait que l’enfant est d’abord un apport à l’identité collective, à l’identité des parents. Il n’y a pas de parents sans enfants. Une femme doit être mère, un homme doit être père. Il y a parfois des accidents, il y a des personnes qui ne font pas de bons pères ou de bonnes mères. Mais, en gros, c’est cela qui est essentiel. L’homme et la femme sont reconnus dans le groupe à partir du moment où ils mettent au monde des enfants, et des enfants nombreux. Les enfants sont plus nombreux que dans la moyenne des familles françaises, mais ils sont de moins en moins nombreux. Ces enfants qui arrivent dans la famille sont des enfants qui ont une éducation très particulière. Il y a de grands pédagogues qui suggèrent d’ailleurs que les petits gadjé pourraient être comme ça aussi. L’enfant vient au monde, il est alimenté à la demande. Quand il a faim, il reçoit. On ne l’amène pas à entrer dans un système horaire où on l’alimente de telle heure à telle heure et entre-temps, il peut pleurer. C’est intolérable que le tout petit puisse pleurer. On va lui accorder beaucoup d’attention. Qui va lui accorder cette attention ? Le père et la mère, les grands frères, les grandes sœurs, et tout le groupe. Alors évidemment, quand vous êtes sur un terrain où les gens sont en bout de course, frappés par l’alcoolisme, le manque de possibilités de travail, il peut y avoir quelques problèmes. Mais le fond de la culture, il n’est pas là. Il est dans l’attention autour de l’enfant.
   L’enfant tsigane va grandir. Pas de dressage sphinctérien strict chez le jeune enfant. C’est-à-dire que si il fait pipi, caca, on ne va pas le battre. Il a faim, il va manger. Il veut dormir, il dort. Il mange et il dort, non pas dans la cuisine et dans la chambre mais là où il en a envie. Et vous êtes frappés quand vous allez dans une caravane ou une maison, l’enfant est là, qu’il soit 8 h du soir ou 11h. Quand vous extrapolez tout ça sur le plan de la gestion horaire de notre société, et notamment de l’école, il y a quelques frictions qui n’ont rien à voir avec l’intelligence, mais bien avec une façon de régler ces questions.

La règle 

   Elle existe la règle. Elle ne passe pas chez les Tsiganes à coups de trique. Ça peut arriver. J’ai vu dans des familles de musiciens en Roumanie des parents qui frappaient leur enfant parce qu’il ne jouait pas suffisamment bien. J’ai vu, par ailleurs, dans des familles de ferrailleurs, des parents devenir tout-à-coup très durs vis-à-vis de leur enfant. Mais c’est temporaire, c’est pour lui permettre de résister à tout ce qu’il va avoir à affronter à l’extérieur. Le véritable interdit, c’est vis-à-vis de l’extérieur qu’il va l’avoir. L’enfant, qui chez lui est entouré, plein de sollicitudes, dès qu’il va à l’extérieur, c’est l’inverse. Et très vite, il se rend compte qu’il y a une règle plus difficile à assumer : le comportement vis-à-vis des gadjé. Il se rend compte que les gadjé sont l’obstacle. Mais en même temps, économiquement, c’est vers eux qu’il va devoir se tourner. Ce ne sont pas les Tsiganes qui fabriquent la ferraille. Certains Tsiganes ne se tournent vers les gadjé que pour des raisons économiques et rien d’autre. Ce n’est pas l’état d’esprit de l’Indien qui, en Amérique, est soumis et doit devenir un Américain moyen. Ici c’est différent, ils sont parmi nous et certains sont plus résistants que d’autres, entretenant un rapport de forces.
   Les enfants rencontrent donc la loi des gadjé. Chez eux, ils rencontrent aussi la loi, la fille plus vite que le garçon. Dans certaines familles, il y va franchement de la pureté, c’est-à-dire que la fille ne peut pas faire n’importe quoi vis-à-vis de la nourriture ou du rythme de son propre corps. On doit dire que, partout, la petite fille est très vite amenée à remplacer la maman ou à l’aider en tout cas pour le soin des plus jeunes, mais aussi pour tout ce qui relève de l’ordre domestique. Et c’est aussi elle qui va à l’école, et parfois de façon beaucoup plus appliquée que le garçon. C’est grâce, finalement, à la femme tsigane qu’il y a une société tsigane. Les garçons ont plus de liberté. On les pousse quand même, ici et là, à suivre ce que le père fait et donc à adopter le comportement du père, le métier du père. Petit à petit, le garçon tsigane va se rendre compte, mais beaucoup plus tard que chez les filles, qu’il y a des règles pour lui aussi.
   Devenus adultes, l’homme et la femme ont un rôle important dans la société tsigane. L’homme, d’une manière générale, assume un rôle social important. Qu’il soit au café avec ses autres copains, qu’il soit au campement ou qu’il soit chez lui à recevoir des gens, il a une fonction sociale vis-à-vis de la société tsigane qui est plus importante. La femme est plutôt celle qui assume la partie domestique. Cela entraîne des résistances. Si la femme ne veut pas aider le mari, le mari pourra toujours inviter, il n’y aura rien.
   Tout ça se déroule dans un monde qui n’est pas facile. Sur les 8 à 10 millions de Tsiganes, la moitié n’a pas vingt ans. Parmi les adultes, et notamment en France chez les hommes, il y en a beaucoup qui disparaissent à l’âge de 40, 45 ans. Parfois c’est pour des questions de cirrhose du foie, parfois c’est lié aux accidents de voiture ou aux conditions de vie très pénibles. Il y a des terrains de stationnement – ou plutôt des lieux où on les parque – qui provoque le saturnisme à cause du mercure. Auparavant, c’était la tuberculose et elle existe encore. Aujourd’hui, c’est le cancer. Il y a d’autres graves problèmes sur le plan sanitaire : l’alimentation est très riche en graisses. Les Tsiganes sont très valorisés quand ils sont très forts, mais ça n’est pas très bon pour le cœur. Dans le temps, ils mangeaient peut-être moins, et ils mangeaient peut-être la même chose que maintenant (lard, etc.). Mais, dans le temps, ils avaient une autre vie, ils bougeaient beaucoup plus, ils marchaient. Seulement 3% des Tsiganes ont plus de 60 ans.
Quand les gens meurent à 40 ou 45 ans, il y a un problème de transmission de la mémoire, des us et coutumes disparaissent. Mais si l’éducation de l’enfant passe par le rapport aux parents, consiste à faire comme le père ou la mère, et que les parents disparaissent, que fait l’enfant ?
Vous, là où vous êtes, vous allez surtout rencontrer ce genre de gens. Vous n’allez pas voir tous ceux qui réussissent. Il faut cesser de les voir comme marginaux, même si ce sont des marginaux.

La problématique de la scolarisation  

   L’Union européenne a tenté de porter une attention très soutenue à la problématique de la scolarisation des enfants tsiganes, voyant dans la scolarisation le moyen de sortir de tous ces problèmes qu’on vient d’évoquer. Il y a, par ailleurs, de nombreux ministères de l’Éducation qui se penchent sur le problème depuis longtemps. Il y a également des associations. Mais il n’y a encore rien qui ait pu prospérer. Ici et là, malgré tout, l’éducation primaire aujourd’hui est acquise. Le problème a reculé. C’est dans la scolarisation secondaire que le problème se pose avec beaucoup plus de virulence. Je peux évoquer un cas. Ce sont des enfants qui suivent leur père, qui travaillent, qui ont un rapport quasi-adulte à l’économie. Ils ont un autre cousin qui, malheureusement, a suivi une autre filière, filière qui l’amène à faire des stages dans des garages où il balaie. Vous avez donc des jeunes qui s’engagent dans des filières scolaires qui ne débouchent sur rien, et vous avez des gens qui restent hors des filières tout en acquérant un savoir-faire.
   Il y a des Tsiganes qui s’en sortent comme les Tsiganes marchands forains. Certains parmi eux emploient des commis qui ont un peu plus d’éducation qu’eux et font alors le travail à leur place, d’autres se marient avec une gadji qui est un peu plus blonde et qui, ainsi, ne va pas effrayer les clients. Ces stratégies ne datent pas d’aujourd’hui.

   Il faut essayer de donner aux Tsiganes de nouvelles traces d’existence et, notamment, d’existence économique à partir de leur savoir-faire traditionnel. Cela peut se faire à partir de ce rapport à la mobilité qui reste souvent un élément fort.

Alain Reyniers

Restitution de l'intervention par Daniel Giuliani, CASNAV-CAREP de Nancy-Metz. Le texte a été revu et corrigé par l'auteur.
Une vidéo de la conférence est disponible au Centre de ressources du CASNAV-CAREP de Nancy-Metz.

Texte intégral de la conférence donnée par Alain Reyniers, le 12 février 2003, dans le cadre du cycle de conférences organisé par le CASNAV-CAREP de Nancy-Metz.