A Perpignan, les Gitans sont toujours sur leurs gardes
Les Gitans ont abandonné leur quartier une fois. Le temps de mettre à l'abri leurs femmes et leurs enfants. «Mais nous ne partirons pas une deuxième fois», avertit François Baptiste, figure de la place du Puig à Perpignan. Près d'un an après les émeutes qui ont mis la ville à sac, ils voudraient croire que leur fief, le quartier Saint-Jacques, est redevenu comme avant. Un quartier où, pendant des décennies, Gitans et Arabes ont vécu ensemble, dans un dédale de ruelles escarpées aux façades décrépites. Etre «de Saint-Jacques» comptait alors plus, vis-à-vis de l'extérieur, qu'être gitan ou arabe. «C'est cette complicité qui est perdue, pour toujours. J'avais des amies maghrébines, je ne leur parle plus. Je n'aurais jamais pensé qu'elles puissent participer à ça», poursuit Senta, la soeur de François Baptiste, qui oeuvre à la scolarisation, si difficile, des petits Gitans.
«Ça», c'est ce que les hommes appellent ouvertement «la guerre». Plusieurs jours durant, à la suite du meurtre d'un Maghrébin par un petit groupe de Gitans, le quartier Saint-Jacques a été pris d'assaut par des centaines de jeunes d'origine maghrébine, de Perpignan et d'ailleurs, à coups de pierres et de cris de vengeance. Apeurés dans un premier temps, les Gitans ont réagi, mal réagi, se livrant eux aussi à des dégradations dans la ville.
Aujourd'hui, la peur est encore là. Et les événements continuent d'être commentés quotidiennement par des Gitans qui se sentent, une fois encore, victimes de l'incompréhension des «Payos», les non-Gitans, les étrangers, les autres. Certes, certains des leurs ont tué. Mais pourquoi n'a-t-on pas dit plus fort qu'il s'agissait avant tout d'une rixe entre dealers ? Et que si les Gitans ont frappé, c'est que l'un d'entre eux, aussi peu recommandable soit-il, venait d'avoir la joue découpée au couteau, presque détachée du reste du visage. «Son frère a vu rouge, c'est le mot exact. Mais en aucun cas les Gitans n'ont prémédité le meurtre d'un Arabe et n'ont imaginé se lancer dans un affrontement entre communautés», déplorent les plus loquaces de la place du Puig, quartier général d'une population qui refuse qu'on parle d'elle comme d'une communauté.
Le résultat est là, palpable : un mur invisible sépare la rue Llucia, enfilade de petits commerces arabes, des rues adjacentes habitées par les familles gitanes. Quand les habitants se croisent, ils évitent de se regarder.
Distantes d'une centaine de mètres seulement, la place du Puig, où une ancienne caserne abrite exclusivement des Gitans, et la place Cassanyes, siège du marché arabe, symbolisent le face- à-face, désormais installé dans les esprits, entre deux populations qui avouent aujourd'hui «ne pas s'aimer».
«Ce sont les Maghrébins arrivés en France après les années 60 qui ont changé l'atmosphère du quartier», affirme Djamel, qui tient l'épicerie-snack de la place du Puig, un des rares endroits où se côtoient encore Gitans et Arabes. Et pour cause. Djamel, 50 ans, est fils d'une Gitane et d'un Arabe. Il tient de son père son prénom, son physique typé et son ardeur au travail. De sa mère, Carmen, tout le reste. «A mon père, elle lui a fait manger du cochon et parler gitan.» Un de ses vieux clients maghrébins se mêle de la conversation : «Les Gitans et nous, c'est la même race. Ce sont des Egyptiens. Egyptiens, Arabes, c'est pareil», veut-il croire, visiblement désolé de cette cohabitation devenue hostile.
Une croyance fondée sur l'histoire mystérieuse de ce peuple errant, venu des confins de l'Inde et arrivé en Espagne au XVe siècle, via une région de Grèce qu'on appelait alors Petite Egypte. Les «Egiptanos» sont devenus les «Gitanos» catalans, Gitans du côté français des Pyrénées où ils se sont sédentarisés juste après la Révolution. D'abord dans les faubourgs de Perpignan, où se tenait le marché aux bestiaux, puis, vers 1820, au coeur de la ville, au pied de l'église Saint-Jacques.
«Nous sommes français depuis longtemps», insistent les Gitans, conscients que leur langage et leur mode de vie font parfois perdre de vue cette réalité au reste de la population perpignanaise. Hormis quelques travailleurs sociaux, infirmières ou policiers, rares sont les Perpignanais qui s'aventurent régulièrement dans le dédale des ruelles gitanes. Où des voitures restent stationnées plusieurs heures au milieu de la chaussée ; où les poubelles semblent ne pas exister ; où des piscines gonflables, l'été, chauffent au soleil. «C'est difficile de vivre à côté d'eux», soupire un couple d'avocats qui savait pourtant où il mettait les pieds en achetant une maison ancienne dans le secteur sauvegardé. Guitares nocturnes, disputes stridentes, ordures balancées par la fenêtre, enfants dépenaillés nourris au Coca-cola... «En même temps, ils ont l'air tellement heureux de vivre qu'on n'a pas envie de leur faire des histoires», admet l'avocate, partagée entre ras-le-bol et bienveillance envers ces voisins encombrants.
Les Gitans agacent. De tout temps, leur imprévoyance et leur incapacité culturelle à se soumettre aux contraintes économiques du commun des Français les ont marginalisés. «Tu donnes une bouteille d'eau à un Gitan qui doit traverser le désert, une heure après il a bu toute la bouteille et l'a jetée au vent, sans se soucier de la suite», résume Dominique, la femme de Djamel. Le maître mot des Gitans, celui qui les guide et les rassure, c'est «Yababé !». A la fois «Prends la vie comme elle vient, tout va bien, laisse aller, il n'y a rien de grave.»
Cette façon de vivre explique que, les jours où tombent le RMI, les allocations de parent isolé ou les allocations familiales, les plantureuses Gitanes qui pleurent misère auprès des services sociaux partent faire leurs courses en taxi dans les centres commerciaux de la ville, dépensant très vite l'essentiel de leurs subsides.
«Tu ne gaspilles même pas !» se lancent à la figure les enfants quand ils se disputent, habitués à obtenir ce qu'ils veulent de leurs parents dès qu'il s'agit de manger et de s'amuser. Les occupations traditionnelles des Gitans d'antan – entretien des chevaux, tonte des bêtes sur les marchés, tannage des peaux – ayant disparu, ils n'ont vu aucun inconvénient à profiter de l'Etat providence, tout en résistant à toutes les politiques d'intégration et d'assimilation mises en oeuvre par la République jusqu'à ces dernières années.
«On aurait dû leur proposer des formations dans leurs cordes au lieu de distribuer des aides sans contrepartie», constate Dominique qui, en plus d'aider son mari place du Puig, assiste l'adjoint au maire de Perpignan chargé des relations avec les Gitans, Henri Carbonell. Lequel reconnaît la dérive «clientéliste» de la municipalité envers les Gitans ces dernières décennies, quand les élus ne se posaient pas encore de questions sur les effets pervers de telles pratiques.
Les émeutes de l'année dernière ont révélé les limites du système dans un quartier qui, historiquement, a toujours été celui des «exclus». Juifs, Gitans et aujourd'hui, une population d'origine maghrébine qui elle aussi souffre du chômage et de la discrimination comme partout en France. Et qui trouve qu'«on en fait beaucoup pour les Gitans».
Avec le recul et à la lumière de l'embrasement des banlieues de l'hiver, la flambée de violence perpignanaise est ressentie comme un passage à l'acte des «Arabes», en quête de reconnaissance économique et sociale. A la différence qu'ici, cette revendication, attisée par des considérations politico-religieuses, a émergé contre les Gitans avant de se retourner contre les «Français de souche», incarnés par les artères commerçantes du centre ville.
Cette particularité n'a pas échappé au Front national, qui a tenté un rapprochement avec les Gitans, réputés acquis au sénateur-maire UMP Jean-Paul Alduy. Les Gitans votent, et ils le font en fonction de critères assez simples. Ils n'ignorent pas le sort réservé à leurs cousins tsiganes par les nazis, «mais ce qui compte, ce n'est pas ce qui s'est passé il y a 50 ans, mais qui va nous protéger maintenant», affirme «Nounours», fils de «Cow-boy» – le surnom est une tradition gitane.
Car les Gitans ont tout simplement peur de ne plus être chez eux dans une cité où ils vivent depuis plus de deux cents ans, à Saint-Jacques mais aussi au Haut-Verney, en périphérie de la ville. Et aujourd'hui, ils se demandent tout haut comment «un quartier français – le leur – a pu être pris en otage par des gens venus d'un autre pays». Les tee-shirts aux couleurs de l'Algérie portés par certains émeutiers les ont affolés, tous comme les véhicules venus d'autres départements (Hérault, Bouches-du-Rhône) «pendant la guerre» ont marqué les esprits.
Sur leurs gardes, les Gitans de Perpignan avouent se préparer au pire, à revivre ces nuits de terreur pendant lesquelles les enfants hurlaient et les femmes pleuraient. Nounours, adulé par le quartier pour avoir fait face physiquement aux menaces, redoute qu'un incident mal interprété, une simple cavalcade dans la rue, ne mette le feu aux poudres. Déterminés à se défendre, les Gitans ont acheté à prix d'or des armes à leurs cousins manouches... Avec les quelques amis et voisins arabes qu'il a gardés après les événements, Nounours a fondé une association, les Temps forts de Saint-Jacques : une douzaine de têtes sensées doublées de bras musclés capables de désamorcer les contentieux de rue, fréquents dans un quartier où la drogue circule à ciel ouvert. Lui comme son ami Hassan Malek, commerçant rue Llucia, espèrent que la mairie sera convaincue de l'efficacité de ce système et finira par rétribuer ces «médiateurs» autodésignés, reconnus et respectés dans leurs quartiers respectifs, à la différence du personnel municipal, assez impuissant quand surgit la violence. «Tant qu'on est là, au café ou dans nos boutiques, il ne se passe rien. Mais si un jour, une heure, aucun de nous n'est là pour tenir les gens d'en bas («en bas», c'est là où circule la drogue), tout peut recommencer», redoute Hassan.
Cette association, tout comme le film tourné par des jeunes du quartier, en majorité d'origine maghrébine, sur le «ghetto» de Saint-Jacques, sont des lueurs d'espoir sur la capacité à y rétablir une coexistence pacifique. «Habiter Saint-Jacques, c'est mal vu, pour les Gitans comme pour nous», résument Brahim, Mohammed et Benjamin, qui ont présenté leur film, intitulé Pas de cerise, plein de ghettos au festival de Mantes-la-Jolie au mois d'avril. «En fait ni les Gitans ni les Arabes ne sont un problème. Le seul vrai problème du quartier, ce sont les petits drogués. S'il était réglé, le reste serait facile», conclut Hassan. Nounours, en pur gitan, emploie d'autres mots. «La mort, elle nous attend tous, mais tant qu'on peut vivre, c'est mieux.» Et les Gitans de Perpignan ne peuvent vivre nulle part ailleurs. Tous ceux qui avaient fui au plus fort des émeutes de mai 2005 sont revenus.
Le FIGARO 9 mai 2006