Dilema Veche Roumanie : de quels intellectuels les Roms ont-ils besoin ?
Traduit par Mihaela Toma
Publié dans la presse : 30 juin 2006
Certains Roms de Roumanie accèdent à l’éducation supérieure mais, trop souvent, leurs choix se résument à l’alternative suivante : l’intégration et la négation de leur identité, ou bien l’exaltation de celle-ci, que pratiquent les « Roms professionels », experts en subventions et programmes européens... Pourtant, les Roms ont besoin d’instituteurs, de médecins, de techniciens, qui fassent avancer la communauté !
En 1994, lorsque je suis entré à la Faculté d’Histoire de Bucarest, j’ai remarqué que, parmi mes camarades, il y avait aussi deux garçons au teint basané. Je les ai surpris quelquefois parler entre eux la langue rom. Pendant les premières années de faculté, ils ne cachaient jamais leur origine ethnique. Je les ai revus quelques années après la fin des études.
L’un d’entre eux était professeur de lycée dans une ville au bord du Danube, et l’autre travaillait dans une entreprise de publicité à Bucarest. Ils étaient devenus « des gens bien » ils étaient mariés avec des Roumaines. Ni l’un ni l’autre ne reconnaissait plus leur origine tsigane, ils me regardaient d’un certain air coincé, sachant que je connaissais cette origine.
La confusion ethnie et couche sociale
Je me suis assez bien rendu compte de ce qui s’était passé dans leur âme. Ils considéraient leur propre ethnie comme une couche sociale très pauvre, inculte, commettant un nombre élevé d’infractions plutôt que comme une entité culturelle et linguistique.
Ils étaient devenus intellectuels et ils ne voulaient pas être pris pour une partie de ce groupe formé de fripons, de sorcières et de mauvais chanteurs. J’avais vu nombre de cas semblables au fil du temps...
J’avais rencontré des Tsiganes qui, devenus ingénieurs, comptables, écrivains ou journalistes, étaient « sortis de l’ethnie ». L’honneur donné par les études et un bon métier les rendaient moins identifiables à l’image des Tsiganes que conserve la majorité. J’ai même eu une ancienne copine dont je connaissais les parents (sa mère portait une jupe froncée) qui, après avoir ouvert une entreprise de constructions (elle était ingénieur, avait commencé à se prétendre une fausse origine grecque pour justifier la couleur de son teint foncé.
Les « véritables » Tsiganes
À l’autre extrémité, se trouve une autre sorte d’intellectuels qui se sont fait un véritable métier de leur propre ethnie. J’ai mieux connu ceux-ci pendant la période où j’ai travaillé au Conseil National pour le Combat de la Discrimination, et après que Mircea Dinescu m’a chargé de m’occuper de la publication Rom Riche, Rom Pauvre, dont on espère qu’il va finir par paraître un beau jour.
Les Tsiganes professionnels se rencontrent dans le milieu des organisations non gouvernementales, et ils forment une sorte de secte. Ils se rencontrent entre eux, ils dépensent des fonds européens et gouvernementaux dans toute sorte de symposiums, trainings, conférences, tables rondes et je ne sais pas quels autres canapés carrés.
Ils sont tous de braves théoriciens, quelques uns souffrent d’une sorte de protocronisme tsigane, ils parlent dans un précieux jargon non gouvernemental roumain-anglais-tsigane. Certains, comme le sociologue Nicolae Gheorghe ou Vasile Ionescu, l’ex-représentant des Roms au sein du Ministère de la Culture, ont fait une belle carrière internationale et poursuivent leur itinéraire dans les diverses capitales européennes.
Leurs apprentis, restés dans le pays, initient sans cesse de nouveau « programmes », mais sans aucun résultat visible. Le grand défaut de l’espèce rappelée ci-dessus est le fait qu’elle n’a pas vraiment rien à faire avec les communautés Tsiganes formées de gens ordinaires. Ils ne communiquent pas directement avec eux, notamment avec les Roms pauvres qui habitent dans des masses compactes dans certaines régions du pays.
Les travers de la discrimination positive.
Ces dernières années, les universités publiques de Roumanie ont accordé des places réservées et gratuites, sans devoir passer un concours, à un certain nombre d’étudiants Tsiganes. En principe, c’est une très bonne mesure. Le seul problème, c’est qu’elle n’a pas été bien mise en pratique. D’abord, on a donné aux ONG, et même aux organisations politiques des Tsiganes, le pouvoir de décider qui est tsigane et qui ne l’est pas.
Voilà donc le début d’un commerce florissant avec des « Certificats de tsiganité ». Chaque année, des jeunes appartenant à la majorité roumaine, qui désirent aller étudier, à moindre effort, dans une des facultés où l’admission est difficile, achètent énormément de certificats vendus par de diverses associations obscures, certificats qui font d’eux, jusqu’à l’examen, des Tsiganes.
Le problème aurait été beaucoup plus simple à résoudre si les universités avaient fait passer à ces étudiants un test de langue romani ou un test sur les traditions de leur communauté (présumée), qu’ils avaient eux-mêmes vécues de manière « authentique ».
Un deuxième problème est celui de l’orientation des jeunes Tsiganes, qui occupent des places gratuites, vers certaines filières d’enseignement. La plupart d’eux se dirigent vers la politologie, la sociologie, le droit, la psychologie.
La communauté des Tsiganes n’a pas vraiment besoin de grands théoriciens et de penseurs qui resteront isolés à Bucarest. Tout d’abord, elle a besoin d’instituteurs, de professeurs, de prêtres, d’agronomes ou de médecins qui reviennent au sein de leur communauté, qui partagent avec les Tsiganes ordinaires les connaissances qu’ils ont acquis pendant leurs études.
Le Centre Indépendant de Journalisme a fait un très bon travail en lançant un programme de formation pratique pour les jeunes Tsiganes ayant des aptitudes de publiciste. Ils ont l’occasion de travailler dans les rédactions de quelques grands journaux, d’apprendre le métier sans cacher leur identité ethnique.
On va pouvoir compter sur certains de ces jeunes dans la rédaction de la revue Roms riche, Roms pauvre. Il est certes nécessaire d’avoir des publications des Roms ou faites pour les Roms, mais on a besoin encore plus de gens qui apprennent à lire aux Roms analphabètes.
Un modèle roumain
Au début du XXème siècle, du moins dans le milieu rural, la situation de la civilisation et de la culture était encore désastreuse. Les analphabètes formaient la majorité de la population, bien que l’enseignement primaire fût devenu obligatoire dès l’époque d’Alexandre I. Cuza.
Après la Deuxième Guerre mondiale, la situation a commencé à s’améliorer, car une couche intellectuelle moyenne, qui représentait l’élite des villages, s’était formée. Les portes des écoles normales et de l’enseignement supérieur s’étaient ouvertes. On a créé, pour les jeunes gens, doués du point de vue intellectuel mais pauvres, des bourses vouées à les aider à survivre pendant la période des études. En général, ceux-ci sont revenus dans les milieux dont ils étaient issus.
Les Roms ont besoin de prêtres qui célèbrent les messes en romani, d’instituteurs et de professeurs qui enseignent dans leur langue maternelle, de spécialistes en agriculture pour les communautés rurales.
Si une telle couche intellectuelle moyenne, faisant bien son travail, se forme, le décalage culturel entre elle et le reste de la population rom pourra s’estomper à bref délai.