«Les choses ne font que commencer!»

Les Tziganes établis en Suisse depuis longtemps craignent l’amalgame fait entre les nouveaux arrivants et eux. Par ailleurs, l’ancien Monsieur Gitans du canton estime que le flot de requérants n’est pas près de tarir.

Pour Arnold Moillen, capitaine de la gendarmerie et ancien «Monsieur Gitans», l’afflux de Tziganes était prévisible, compte tenu de leurs conditions d’existence en Roumanie, et ne fait que commencer.

L’arrivée massive de Rom dans notre pays me laisse craindre une détérioration de la situation pour les Tziganes qui vivent en Suisse depuis longtemps.» Ces propos de May Bittel, président de la Mission tzigane suisse ont peut-être de quoi surprendre, mais le pasteur-président explique sa position avec des arguments mûrement réfléchis. «En premier lieu, la communauté que je représente n’est pas composée de Rom, mais de Sinti», explique-t-il. Une différence qui remonte à plus d’un millénaire (voir encadré) et qui, aujourd’hui, prend une connotation lourde de sens puisque les Rom sont sédentaires alors que les Sinti sont nomades.

Amalgame dangereux

«L’amalgame qui est fait entre les personnes qui viennent d’arriver chez nous et les membres de ma communauté risque, à terme, de mettre en péril notre manière de vivre», poursuit May Bittel. Qui souligne à ce propos que la Mission tzigane suisse poursuit d’âpres discussions avec les différentes autorités de Suisse afin que celles-ci accordent plus de places d’arrêt pour les gens du voyage. En fait, les craintes du président de la Mission tzigane suisse reposent sur l’influence que peut avoir cette arrivée massive sur la politique fédérale les concernant. «Il n’est en effet pas impensable que, pour régler le problème d’une manière globale, Berne décide de nous sédentariser. Ce que nous ne voulons en aucune manière», précise encore fermement May Bittel. Qui rappelle l’erreur commise au début du siècle dernier avec les Jenisch que la Suisse avait tenté de sédentariser de force.

Ségrégation?

Cela dit, y aurait-il des velléités de ségrégation au sein des gens du voyage? «Certainement pas, réfute May Bittel, mais il faut appeler un chat un chat: nos frères qui viennent d’arriver doivent être considérés comme des requérants d’asile et non comme des Tziganes qui voyagent puisque, dans le pays où ils vivaient auparavant, ils étaient sédentaires.» Et de préciser encore que «ces gens viennent de pays dans lesquels ils vivent dans des conditions très difficiles. Pour eux, la Suisse, c’est l’eldorado dans lequel on trouve du travail et, en ce sens, ils ne sont pas différents des autres requérants d’asile.»

Ancien Monsieur Gitans de la police cantonale vaudoise, Arnold Mollien avait prévu ce qui se passe aujourd’hui. «Il y a quatre ans, j’avais reçu deux officiers de police roumains, spécialistes de la cause tzigane, qui m’avaient présenté les conditions de vie déplorables dans lesquelles les quelque deux millions de Tziganes roumains vivaient. Et il était alors évident que ces gens allaient tout faire pour quitter un pays qui ne leur offrait plus rien.» Il faut dire que, avant la révolution de 1989, les Tziganes roumains recevaient une aide (mince) de l’Etat, un subside disparu avec l’ancien dictateur.

Arnold Mollien ajoute encore qu’il considère les craintes de May Bittel comme fondées car les Rom qui viennent d’arriver n’ont aucune connaissance des règles qui ont cours dans notre pays. Pour l’ancien Monsieur Gitans, les choses ne font que commencer.

CHRISTIAN BUTTY

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Qui est qui?

TZIGANES (ou Zigueuners, zingari)
Nom générique qui a revêtu une consonance péjorative. Ce sont pourtant les Tziganes eux-mêmes qui se sont donné cette appellation lorsqu’ils ont quitté l’Inde au XIe siècle.

GITANS
Diminutif de gitano, issu de egyptano car on croyait, à tort, que ces peuples venaient d’Egypte. Considéré comme péjoratif par tous les groupes.

ROM (OU RROM)
Vient du sanscrit Domba, qui signifie homme libre. La plupart sont sédentaires, parce qu’ils ont été réduits à l’esclavage et, plus tard, ont été sédentarisés de force par les régimes communistes. On trouve encore les Rom des Abruzzes, nom issu de la région d’Italie dans laquelle les premiers «Gitans» sont arrivés aux XIVe et XVe siècles; les Rom Xoraxané, qui sont musulmans, les Rom Lovara, du hongrois lob qui signifie cheval; les Rom Lautari, qui signifie musiciens (Roumanie). En revanche, les Rom Kaldérash (les chaudronniers) voyagent.

MANOUCHES
Ce nom vient du sanscrit manu•, qui signifie homme. Ce sont surtout des musiciens dont l’un des plus célèbres était Django Reinhardt.

SINTI
Ils viennent du Sindh, une région située au nord-ouest du Gange. May Bittel appartient à ce groupe. Nomades.

KALÈS
Ce sont les «Gitans» d’Espagne et du Portugal. Leur nom a pour origine celui de la déesse Kali, une appellation qui a évolué en Kala (noir), puis Kalès. Nomades.

ROMANICHELS
On les trouve surtout en Grande-Bretagne mais quelques groupes vivent en France. Dans ce dernier pays, l’appellation est péjorative. En Anglais, en revanche, l’étymologie donne Romany (adjectif) et chels, un substantif qui a donné chave, c’est-à-dire glabre et, par extension, jeune.

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De l’Inde aux Balkans

SERVITUDE
Esclavage et ostracisme, l’histoire des Tziganes a été marquée par l’exode.

L’histoire des Tziganes est surtout marquée par l’exode. Avant la fin du premier millénaire, leurs ancêtres vivaient en Inde, particulièrement dans l’actuel Pakistan, la vallée du Sind, du Rajasthan et du Pendjab. Les persécutions ont débuté au début du XIe siècle, avec l’avènement, en Inde du Nord, du roi Mohamed Gazni . Face à la répression, ils ont été contraints de s’exiler en Perse où ils ont subi le joug de l’esclavage, puis dans les Balkans (ou l’Europe de l’Ouest pour beaucoup) entre les XIe et le XIVe siècles.

Cependant, les Balkans faisaient partie de l’ Empire ottoman, un empire dans lequel ils furent à nouveau réduits à l’esclavage. Il fallut attendre le XIXe siècle pour voir cette pratique abolie dans ces régions, mais les Rom restèrent toutefois soumis à l’ostracisme de leurs concitoyens. Ce fut ensuite la Seconde Guerre mondiale, une période durant laquelle des centaines de milliers d’entre eux furent exécutés par les nazis.

En ce qui concerne la Roumanie d’après 1945, le peuple tzigane ne reçut pas la même reconnaissance que les autres ethnies du pays. La communauté internationale, peu au fait de leur histoire, ne fit pas pression sur le gouvernement si bien que, le ressentiment populaire persistant, ils furent à nouveau victimes de discriminations. De plus, le régime communiste les obligea à se sédentariser. Aujourd’hui, même après la révolution de 1989, leur situation n’a guère évolué.

Actuellement, le peuple tzigane compte environ 12 millions de personnes, réparties sur tous les continents.

Ch. B.
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INTERVIEW de Jean-Daniel Gerber, directeur de l’Office fédéral des réfugiés

Les décisions tomberont la semaine prochaine

— Jusqu’où ira cet afflux de Rom en Suisse?

— Il cessera sans doute lorsque les premiers renvois auront eu lieu. Selon toute vraisemblance, la quasi-totalité de ces demandes d’asile va faire l’objet d’une décision de non-entrée en matière. Nous utilisons la procédure accélérée mise en place dans les centres d’enregistrement depuis début août. Les premières décisions tomberont au début de la semaine prochaine. Nombre d’entre elles sont déjà prêtes. Mais comme il s’agit de groupes entiers, nous les regroupons.

— Il y aura ensuite possibilité de recours.

— Oui, dans les vingt-quatre heures. La Commission de recours en matière d’asile (CRA) a ensuite quarante-huit heures pour trancher. Certes, ce n’est qu’un délai d’ordre. Mais je serais étonné qu’il ne soit pas respecté. Car ce ne sont pas des cas difficiles. Les dépositions faites par les personnes en question sont claires. Ce qui a poussé ces personnes à fuir, c’est la situation économique en Roumanie et les discriminations dont elles souffrent prétendument. Il n’y a pas de persécutions mettant en danger leur vie ou leur intégrité corporelle.

— D’autres recours, ensuite, demeurent possibles.

— Oui, on peut faire valoir que le renvoi n’est pas exigible, en raison de l’état de santé par exemple. Mais un tel recours n’a pas d’effet suspensif sur le renvoi, à moins que la CRA, saisie par le requérant, n’en décide autrement.

— Comment les renvois vont-ils s’organiser?

— Comme les renvois des Kosovars. On fixe un délai, et si le délai pour le renvoi volontaire n’est pas respecté, il se fera par la force. Nous devons encore déterminer le délai. Mais il sera très court, de quelques jours à peine. Pour le Kosovo, il avait été long parce qu’on sortait d’une guerre et qu’il fallait engager des travaux de reconstruction. La Roumanie n’est pas un pays détruit par la guerre. C’est un pays dans le marasme économique.

— Avez-vous eu des contacts avec les autorités roumaines?

— Oui, avec l’ambassadeur de Roumanie en Suisse, et à travers notre ambassadeur à Bucarest. Une collaboration s’est mise en place. Ce n’est pas la première fois que nous renvoyons des Rom. Nous avons un accord de réadmission. Nous devons rendre plausible que la personne est originaire de Roumanie, ce qui n’est pas très difficile en l’occurrence. S’ils devaient ne pas avoir de papiers, l’ambassade donnera des laissez-passer.

— Avez-vous des expériences avec la Roumanie?

— Nous avons appliqué 71 décisions de renvoi durant les huit premiers mois de cette année. Il y a eu 12 rapatriements forcés, et 48 personnes ont «disparu». La Roumanie ne nous a fait aucune difficulté.

— Peut-on s’attendre à un rapatriement dès la semaine prochaine?

— Non. Je veux une procédure formelle en bonne et due forme. Ensuite viendra la décision de la CRA. Il faudra aussi négocier avec la Roumanie et affréter un ou plusieurs avions. Cela ne se fait pas du jour au lendemain. Mais nous y procéderons le plus rapidement possible.

— Quels sentiments vous inspire cette arrivée des Rom?

— La situation économique en Europe de l’Est est catastrophique. Si j’étais en Roumanie, je ferais peut-être la même chose. Cet afflux démontre l’importance de l’aide au développement et la justesse de la politique menée par l’Union européenne qui est d’englober ces pays de plus en plus en son sein.

— Que peut faire la Suisse?

— Je rappelle que la Roumanie est un des pays de concentration pour notre aide aux pays de l’Est. Dans l’immédiat, il n’y a pas à intervenir comme nous l’avions fait au Kosovo. Nous sommes en contact avec le Département des affaires étrangères pour préparer l’accueil des Rom en Roumanie. C’est tout.

Denis Barrelet
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