SAMUDARIPEN



Merci Marcel pour cet enseignement généreux dont j’ai largement bénéficié depuis maintenant quinze ans. Oui, je suis docteur en Histoire, c’est une chose, mais l’autre chose, c’est que mes outils universitaires ont été éprouvés à l’aune des terrains ouverts par Marcel Courthiade et quelques autres de ses semblables. C’est grâce à eux que j’ai pu essayer d’entrevoir un certain nombre de réalités du peuple Rrom.


Les Tsiganes, plus respectueusement les Rroms (j’emploie « Rrom » en son sens générique qui concerne la totalité des groupes tsiganes), sont la seule catégorie qui fut exterminée par les nazis pour cause raciale, avec les Juifs. Et pourtant, les appareils législatif et idéologique n’étaient pas exactement similaires pour les deux peuples.


En langue romani, le génocide des Rroms se nomme « Samudaripen », je profite de la présence de Marcel Courthiade pour lui demander de vous l’expliquer.


M.C. : Samudaripen veut dire simplement le fait de tuer tout le monde : « Sa » c’est tout le monde, « mudari » est une racine indoeuropéenne que l’on retrouve dans « mort » ou dans « murder » par exemple et « pen » à la fin, c’est pour former un mot abstrait.


Cette dénomination que je vous demande de bien retenir, « Samudaripen », signifie donc en quelque sorte extermination. Vous pourrez à ce sujet vous référer à mon livre « Samudaripen, le génocide des Tsiganes » que vous trouverez aux Editions l’Esprit frappeur et qui vient d’être réédité, car je vais essayer d’être un peu succincte.


Cette extermination qui a eu lieu dans l’ensemble des pays d’Europe pendant la deuxième guerre mondiale, n’est pas sortie ex nihilo le jour de la déclaration de guerre. Elle s’est appuyée sur des mesures prises dans l’ensemble des pays européens, Europe de l’Ouest comme de l’Est . Une législation s’est élaborée à la fin du XIXe siècle et a été mise à l’épreuve pendant l’entre deux guerres. Cette législation repose sur des pensées et des penseurs racistes de tous les pays européens. Le premier de tous ces penseurs est Gobineau, penseur français, qui a écrit en 1851 environ, « le Traité de l’inégalité des races ». Ses successeurs français, à la fin du XIXe siècle ont repris les idées de Gobineau pour en faire une pensée à efficacité politique à l’instar de Drumont, Maurras, Daudet, toute l’Extrême droite française qui se forge à cette époque-là.


Une autre science prend naissance au début du XIXe siècle et va venir renforcer cette pensée raciste. Cette science s’appelle l’anthropologie et à la fin du XIXe siècle elle prendra la forme de l’anthropométrie. A ce moment-là, on se met à prendre les mesures des gens : la forme du crâne, la taille du nez, les signes distinctifs, la couleur des yeux. On note tout cela. Ce n’est pas du tout réservé aux Rroms, mais les Rroms ont leur part là-dedans.


Tous les Etats modernes d’Europe prirent dès la fin du XIXe siècle des mesures raciales anti-tsiganes de fichage des identités, avec l’aide de la nouvelle anthropométrie : photos d’identités, taille, etc...


En France, ces mesures aboutirent après quelques débats parlementaires, à ce que l’on nomma « le carnet anthropométrique » qui empêchait les intéressés de circuler à leur guise. Ils devaient signaler tous leurs déplacements à la gendarmerie. Cette loi votée en 1912 prit fin en 1969. Les tsiganologues considèrent souvent que cette loi fut un prélude à l’arrestation massive de Tsiganes qui eut lieu en France sous la seconde guerre mondiale. Dans les autres pays d’Europe, des modalités de fichage des populations rroms furent également prises. En Roumanie par exemple, on recensa cette population sous l’indication oiseuse de « nomade ». Ce fichage devint opérationnel à la fin des années trente pour déporter les Rroms roumains en Transnistrie. En 1905 en Allemagne, ce fichage prit le nom terrible de « Zigeunerbuch », « livre des Tsiganes », constitué par un passionné de la mise en série, Dillmann. Cette collection d’informations anthropométriques et généalogiques sur les Sinti et Roma fut directement la base de la déportation desdits Rroms au tournant des années quarante. Le propriétaire de cet ouvrage refusa pourtant de le livrer aux nazis. Ceux-ci s’en emparèrent par le vol et utilisèrent les renseignements accumulés à l’anéantissement de cette population.


C’est ainsi que l’extermination des Tsiganes ne fut pas un phénomène spontané, fabriqué ex nihilo par les nationaux- socialistes, mais au contraire une stratégie longuement mûrie par les politiques du IIIe Reich. Dans les autres pays européens également, les autorités racistes utilisèrent les dispositifs antérieurs.


Dès l’accession de Hitler au pouvoir le 30 janvier 1933, le sort des Sinti et Roma allemands s’aggrava. Le camp de Dachau, le premier de tous, ouvrit ses portes deux mois plus tard en banlieue munichoise. On y compta entre autres prisonniers, des Rroms.


 

A partir de 1934, défilèrent en Allemagne les lois contre les Tsiganes :

Il y avait plusieurs sortes de camps en Allemagne et dans le IIIe Reich. Les camps locaux, municipaux ou cantonaux, détenaient les Sinti assignés sous surveillance à une mobilité réduite et contrôlée.

 

Dans un second temps, des camps de concentration nationaux s’ouvrirent en Allemagne. Ils regroupaient des Sinti et Rroms déportés de tout le pays. Les déportés végétaient dans ces camps intermédiaires, salles d’attente d’une déportation sans retour. Le plus important de ces camps allemands de concentration transitoire était près de Berlin.

 

Globalement, tous les camps de la mort ont exterminé aussi des Rroms, qu’il s’agisse de Chelmno, Sobibor ou Struthof (où des Rroms hongrois périrent dans les fours) ou qu’il s’agisse du plus connu d’entre tous, Auschwitz Birkenau, aussi nommé « capitale du crime ».

 

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C’est donc le 26 février 1943 qu’arrive dans ce camp le premier grand convoi de Tsiganes. Ils sont au nombre de deux cents, transférés depuis Buchenwald vers Auschwitz Birkenau II. Le premier mars, quelques jours plus tard, arrivait le second convoi. Et depuis cette date, les arrivées s’accélèrent. Fin 1943, ils sont 18 738 Tsiganes enregistrés à Auschwitz. On compta un total de 23 000 hommes, femmes et enfants au Familienlager, camp des familles. Parmi ceux-ci, le plus fort contingent provenait d’Allemagne et d’Autriche. A la différence du traitement des Juifs, les Tsiganes ne subissaient pas de sélection à leur arrivée, mais étaient directement dirigés vers le camp des familles. Ce camp, qui fut une spécificité d’Auschwitz, dura un an et demi. Des familles tsiganes entières y étaient regroupées. Cette apparence de privilège mal compris suscita des jalousies quant au sort réservé à ces malheureux, qui certes étaient les seuls déportés à pouvoir ainsi rester groupés. Les Tsiganes étaient tatoués du signe Z pour Zigeuner, numérotés, tondus éventuellement, et affublés du triangle noir qui signifiait « asocial » et conservaient

leurs vêtements personnels. Ils étaient parfois réquisitionnés pour le travail, mais pas systématiquement. Leur ration alimentaire avait été fixée théoriquement à 1 600 calories, mais ils ne les reçurent pas. Les Rroms étaient affamés. En mai 1943, le typhus se déclara parmi eux et 40 % en périrent. D’autres maladies telles que gale ou diarrhées hantaient les baraques du camp des familles. Les viols des femmes et les coups sur les hommes étaient monnaie courante. Des femmes tsiganes furent prostituées aux SS et de ce fait, également déconsidérées auprès des autres déportés. Les deux tiers des déportés rroms étaient allemands et autrichiens et le tiers restant provenait surtout de Bohème-Moravie et de Pologne. Il y eut des tentatives de fuite parmi les Tsiganes comme parmi les autres déportés. 33 d’entre eux furent abattus pour ce fait. Figure célèbre du camp d’Auschwitz Birkenau, le docteur Mengele laissa ses traces indélébiles dans l’histoire tsigane par ses expériences en laboratoire sur du bétail humain et notamment les fameux jumeaux rroms qu’il prisait particulièrement. Les femmes étaient fréquemment stérilisées.

 


Le 16 mai 1944, eut lieu la première tentative de liquidation du camp des familles de Birkenau. Mais les Rroms ayant eu vent de ce projet, s’armèrent avec les moyens du bord et résistèrent à coups de bêches, de barres, de pierres et de couteaux. Les nazis furent repoussés. Ces derniers changèrent alors de stratégie en évacuant les jeunes Rroms vers d’autres camps, en transférant des vétérans rroms vers Auschwitz I, etc. D’avril à juillet 1944, des Rroms du Familienlager furent distribués dans d’autres camps, dont 3 500 d’entre eux vers des camps de travail s’ils étaient aptes, ou vers Ravensbrück pour des femmes, vers Buchenwald pour des hommes. Le 2 août 1944, 2 898 Rroms restant au Familienlager furent gazés en une seule nuit. Deux enfants cachés furent retrouvés le lendemain et exécutés. Himmler serait le responsable de cette décision. Au total 5 600 Rroms sont connus et identifiés dans les archives pour avoir été gazés à Auschwitz. Le reste y mourut de maladies. Sur les 13 000 Sinti allemands, 2000 survécurent.

 

Chaque année à Auschwitz, il y a une commémoration les 2 et 3 août pour rappeler cette extermination et c’est également la journée du souvenir du Samudaripen. Ce sont les Tsiganes allemands, qui se nomment eux-mêmes des Sinti, qui, de tous les Rroms d’Europe, payèrent le plus lourd tribu aux politique raciales nazies. Ensuite, par ordre décroissant, en l’état de nos connaissances actuelles, ce sont les Rroms d’Europe de l’Est dans son entier qui furent largement massacrés. En dernier lieu, viennent les Rroms, Manouches Sinti, d’Europe de l’Ouest.

 

Officiellement, seuls 145 noms de Rroms de citoyenneté française figurent au Mémorial comme étant morts dans les chambres à gaz. Il faut s’en souvenir comme symbole de tous ceux dont la mort est passée inaperçue : tous ceux qui sont morts de typhus, de désespoir, de faiblesse, de maladies, de mauvais traitement, de faim, de froid, non seulement dans les camps, mais partout, en se cachant et en mangeant des racines, quand ils en trouvaient, dans tout l’Europe.

 

Le comptage des pertes humaines du peuple tsigane de toute l’Europe n’a pas été établi. Aucun des chiffres connus à l’heure actuelle ne doit être considéré comme définitif car tout simplement, nous n’avions déjà pas de chiffres avant la deuxième guerre mondiale, nous en avons encore bien moins après l’extermination. Sachez que de très nombreux Rroms ont été exterminés sans être enregistrés et notamment des enfants. J’en ai eu moi-même un exemple direct : un de mes amis a fait des recherches pour sa propre mère et est tombé par hasard sur 200 enfants Rroms liquidés sans la moindre trace d’archives en une seule nuit, sans que personne ne le sache.

 

C’est dire combien les chiffres actuels sont des évaluations, des estimations. On considère qu’il y eut 500 000 morts rroms, chiffre probablement en dessous de la réalité, eu égard à l’étendue de l’horreur sur les fronts de l’Est, mal connus encore à l’Ouest.

 

 


Le livre « Samudaripen, le génocide des Tsiganes » de Claire Auzias (éd. L'esprit frappeur).

 

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