LINGUISTIQUE

Du romani dans l'argot français

Par Olivier DUMAS

Aujourd'hui comme hier, en France, dans la banlieue parisienne comme dans certains quartiers d'Avignon, des jeunes de toutes les origines parlent un français que vous aurez parfois bien du mal a comprendre si vous etes "étrangers" a leur milieu, ou si vous n'avez jamais vécu a leurs côtés. Leur langue, vivante et évolutive de génération en génération, est en effet truffée de mots d'argot. Ce vocabulaire spécifique s'enrichit sans cesse d'apports venus d'autres quartiers, d'autres régions, ou d'autres pays.

L'une des composantes importantes de l'argot français depuis le XIXe siecle est celle apportée par la langue des tsiganes venus d'Europe de l'Est (dont le groupe des Rom est majoritaire): le romani. L'argot "bohémien ou rommany" était déja signalé dans le Grand Dictionnaire Universel du XIXe de Pierre Larousse, comme étant "d'origine indienne, ne ressemblant a rien de ce qui est connu en Europe", et étant utilisé comme langue secrete par "les bohémiens et les voleurs de diverses contrées auxquels ils s'associent". Cette "langue maternelle (le rommany) est conservée dans un état de pureté plus ou moins grand."

Aujourd'hui on sait exactement que le romani est une langue indo-européenne (indo-aryenne), descendant du sanskrit et proche parente de certaines langues vivantes du nord, du centre et du nord-ouest de l'Inde (notamment celle parlée par la tribu nomade des Banjaras). Assez pauvre a l'origine, elle s'est enrichie a partir du XIIIe siecle de termes empruntés a l'arménien, au perse, puis, dans une forte proportion, au grec. Par la suite, au cours de leur dispersion dans toute l'Europe, au XIVe siecle, deux familles de dialectes principaux se sont constituées: le dialecte vlach, constitué en Moldo-Valachie et parlé avec des variantes par la plupart des Rom (et qui a conservé la grammaire et un fond lexical indiens) et des dialectes non-vlach, qui se sont "créolisés" a l'ouest, comme le manouche (influencé par l'allemand) et le kalo parlé par les gitans (Kalé) espagnols et du sud de la France (tres influencé par l'espagnol).

En France, les tribues Rom représentées étaient les suivantes: les kalderach (chaudronniers), les chourari (coutelliers), les lovari (maquignons) et les ursari (montreurs d'ours). Aujourd'hui, ces groupes sont devenus ferrailleurs, récupérateurs en tous genres, mécaniciens, forains, rempailleurs de chaises, ou bien travaillent dans des casses de voitures, tandis que leurs femmes continuent a dire la bonne aventure et que les enfants sont souvent mendiants. Au XIXe siecle, l'histoire et la langue des tsiganes ont fait l'objet de plusieurs études scientifiques. Dans la littérature, Hugo avec son Esméralda de Notre-Dame de Paris (1831), Mérimée avec Carmen (1845), et dans l'espace anglo-saxon, Georges Barrow, auteur de Lavengro (1851) et de sa suite, Le Bohémien gentilhomme (1857), donnent une vision romantique du "peuple errant". A signaler également L'étude sur l'histoire des habitudes et la langue des tsiganes connus en France sous le nom de bohémiens de Mihail Kogalniceanu parue en 1837.

En Moldo-Valachie, leur esclavage prit fin en 1856, mais les réglements administratifs resterent rigoureux et des groupes importants de Rom migrerent alors vers l'ouest et notamment vers la France. C'est a cette époque que se constitua dans la langue française un argot d'origine romani. Il faut reconnaître que cet argot, sans etre le seul, cependant, fut rapidement considéré comme l'argot des voleurs, l'argot du voyage, des bohémiens, des romanichels ou des romanos, comme l'on dit alors péjorativement, car on leur reproche, a la campagne, leur braconnage et leurs vols de toutes sortes, notamment de chevaux et de volailles. Toutefois, le vocabulaire argotique des Rom parvient a s'implanter parmi les forains, ou dans les villes et les banlieues populaires de la région parisienne, comme Montreuil, par exemple. Plus tard, étant donné le nomadisme, d'abord en roulottes, ensuite en caravanes, de ceux que l'on appelle désormais gitans, tsiganes, "gens du voyage" (l'appélation la plus récente de la part des autorités françaises), kalé, manouches ou rom (comme ils s'appellent eux-memes), l'argot romani pénétrera dans toute la France, pour finir par faire partie intégrante de l'argot français a la fin du XIXe siecle. Néanmoins, il y a dix ou vingt ans de cela, il était de plus en plus difficile pour un jeune Français (un gadjo, 'non tsigane') pratiquant l'argot, de se rendre compte que les termes qu'il pouvait employer étaient d'origine tsigane (romani), tant ceux-ci avaient été repris et intégrés a l'argot national.

L'argot français compterait pres d'une centaine de mots d'origine romani ou manouche. Nous mentionnerons quelques termes vivants d'origine romani, issus de dialectes vlach (le romani a été doté d'un alphabet, fait l'objet d'une standardisation et décrété langue officielle par le Comité International Rom, qui a un statut consultatif a l'ONU,et par l'Union Romani en 1990), et qui sont communs aux langues vivantes française et roumaine. Ce vocabulaire est redevenu d'actualité avec l'apparition d'une nouvelle vague de migration rom venus de Roumanie en France, a la fin des années 80 et au début des années 90. Voyons quelques exemples:

- gadjo (n.m.), gadji (n.f.) (pl. gadgé ou gadjos), (1899), qui signifie en argot français garçon, homme, ou fille, femme. En romani (et pour les Rom), cela signifie l'autochtone non- tsigane. En roumain, gagiu, gagica, signifie homme, ou femme.

- michto ou misto (adj.) (1952) signifie en argot français beau, bon, agréable, et vient du romani michto. En roumain, le terme misto a le meme sens.

- choucard(e), ou chouard(e) (adj.) (1947) signifie beau, bien, bon, agréable. Le terme vient du romani choucar, comme son équivalent roumain, sucar, qui a, d'ailleurs, le meme sens.

- lové (n.m.) (1899) signifie argent en argot français, et piece de monnaie en romani. En roumain, lovele est employé avec le meme sens.

- chouraver (chourer ou choucraver) (vb.) (1938) signifie voler, dérober, le verbe constituant la base de dérivation des mots chouraveur (n.m.): voleur, et chourave (n.f.): vol. Il provient du romani tchorav: voler, qui a donné en roumain le verbe utilisé avec le meme sens, a ciordi.

Chouraver est employé, de nos jours, sous sa forme verlanisé: ravchou, considérée comme l'une des nouveauté du verlan (voir "Langue Française" n°114, juin 1997).

- surin (n.m.) (1827) signifie toute arme blanche (couteau, poignard). Dans la meme famille on a le verbe suriner, dont le sens est frapper, blesser ou tuer a l'arme blanche, et le nom surineur: individu qui joue volontier du couteau. Ce mot, tout comme ceux de chourin, chouriner, chourineur et de chourinade (qui ne sont plus utilisés dans l'argot français), proviennent du romani chouri, qui connaît en roumain la forme de suriu, employé en Transylvanie avec le sens de poignard, couteau a longue lame.

Et les exemples ne s'arretent pas ici. Ni l'influence de la langue romani sur l'argot français. De nos jours, elle fournit un nombre impressionnant d'éléments néologiques au parler des jeunes Français, utilisés tels quels ou verlanisés, surtout dans les cités de banlieue.



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